Amicale 
des déportés
d'Auschwitz 
CERCLE D'ETUDE 
de la DEPORTATION 
et de la SHOAH
APHG
-
Cercle d'étude de la déportation et de la shoah, 4/12/2002
L’enseignement de la Shoah 
entre citoyenneté et violence
Georges Bensoussan, historien

photographies prises par Nicole Mullier

rappel : la conférence du 24 mai 2000

Un sujet impossible à épuiser en 40 mn
3 entrées : 
- Les difficultés de méthode
- Trois mythologies à éviter et à combattre
- Difficultés de penser l’événement, la dénégation de la réalité

I - Les difficultés de méthode :

GB conteste une question fréquente posée aux historiens de la shoah : l’historien est-il juif ou non ?
L’historien est-il Juif ou non ?

Poser cette question, c’est poser celui de la validité de toute démarche d’historien. C’est poser en préalable celle de son appartenance à un clan, à une tribu. C’est le nier comme sujet. Et établir comme préalable que seul un historien juif pourrait étudier la shoah, voire qu’un historien juif séfarade ne pourrait pas " comprendre ".

GB insiste ensuite sur le risque de confusion dans le vocabulaire

Confusion entre génocide et massacre, entre ethnocide et génocide.
Confusion aussi en ce qui concerne les situations historiques (impossible de rapprocher Varsovie 1943 et Sarajevo 1994)
Mésusage du vocabulaire : extermination et destruction des juifs d'Europe utilisé par Raul Hilberg
Parler de question juive sans mettre de " " témoigne aussi de la dérive d’un vocabulaire mal pensé.

Problèmes posés par une approche mystique :

C’est en partie celle d’Elie Wiesel qui, tout à la fois, affirme que face au gouffre que représente la shoah seul le silence est possible mais qui redoute l’oubli rapide de la shoah.

Celle de Claude Lanzmann pour qui la shoah ne peut être ni expliquée ni comprise.
Seule l’œuvre d’art permet de l’appréhender, et uniquement son film " Shoah ".
En fait, pour GB, Lanzmann ouvre la voie à la relativisation de la catastrophe, en niant toute possibilité d’un travail d’historien sur celle-ci.

De plus, en affirmant dans Sobibor que le destin des juifs a basculé le 16 octobre 1943, il tord l’histoire.
Il feint d’ignorer que la résistance juive existe dès 1940. C'est feindre d’ignorer la résistance juive du ghetto de Varsovie et le soulèvement qui débute le 19 avril 1943.
Il feint d’ignorer que l’auto-défense juive existe dès le XIXe, et est en place lors des pogroms de 1904-1905 en Russie et sur le territoire de l’actuelle Pologne.
Il veut ignorer la tradition militaire du sionisme qui conduit à la formation de la Haganah en 1920.

Le risque du relativisme, du comparatisme débridé.

GB préfère parler de spécificité de la shoah, plutôt que de singularité : tout événement historique est par nature singulier.

2 séries de causes à cette relativisation :
. La relativisation de la culpabilité des témoins et de contemporains.
Pour le Rwanda, Jean Hatzfeld montre que le poids de la culpabilité est trop lourd à porter 
[JH, Grand reporter, correspondant de guerre, il a notamment couvert le conflit yougoslave et le génocide rwandais]
.
GB mentionne la culpabilité diffuse de l’occident qui a laissé faire le crime, voire y a contribué.

. GB refuse la sacralisation des archives et des témoignages :
Ce qu’écrit Juergen Stroop en 1943 est à mettre en relation avec ce qu’il pense des attentes de ses supérieurs.
[... Le premier jour, la surprise des Allemands est totale, ils se retirent pour
revenir le lendemain, dirigés par le chef des SS, Juergen Stroop. ... 
http://aphgcaen.free.fr/cercle/cercle3.htm ]

Les délibérations des Judenrat, conseils juifs, ne sont pas à prendre au pied de la lettre : ceux qui les synthétisent vivent dans la crainte que les nazis ne s’emparent des registres et ne s’en servent.

De même pour les témoignages : ceux de 1946, proches de l'événement, ne sont pas forcément les plus fiables : le contexte de la fin de la guerre, les enjeux conduisent à occulter certains aspects de la réalité. Les témoignages écrits 40 ans plus tard peuvent être dépassionnés et plus fiables.
 

II - Trois mythologies

Un traumatisme qui se transmet sur plusieurs générations, qui induit des mythologies pour survivre. Pas d’erreur historique, mais une déformation de la mémoire collective.

- Mythologie 1 : 
La Résistance juive a été survalorisée, en janvier 1943, en avril-mai 1943 avec la révolte du ghetto de Varsovie. Une poignée de héros et l'immense majorité qui s'est laissée faire comme des moutons.

Cette survalorisation accrédite l’idée inverse de passivité coupable des victimes, en qui les contemporains ont voulu voir des moutons.
C’est entretenir un poncif sioniste, celui du juif passif par définition. Cela jette une ombre sur les autres révoltes en Europe orientale ou en France.

Mais y a-t-il jamais eu des victimes honorables ?

L’histoire officielle a accrédité l’idée que la Résistance dans le ghetto était le fait des sionistes de gauche. C’est oublier le fait que les partisans de Jabotinsky, le Bétar, les sionistes de droite, sont aussi en première ligne.

Ne pas oublier la Amida (se tenir debout) : le rôle de l’entraide, des réseaux d’école dans le ghetto
Cette mythologie conforte le jugement péjoratif sur les Conseils juifs.
 

- Mythologie 2 :
GB nie le lien entre shoah et création de l’Etat d’Israël.

Dans cette vision, la création de l’Etat d’Israël (Eretz Israel ) aurait été une compensation imposée par l’occident, au détriment des Arabes innocents.

GB relève l’absence de compassion aux EU et au Royaume-Uni
Lors de la conférence des Bermudes, le 19 avril 1943, au moment de la révolte du ghetto, on parle du sort " des réfugiés " : ce sont bien sûr des juifs dont il s’agit.
En mars, un diplomate écrit " les juifs, ce sujet bien ennuyeux "

Il note que George Marshall était hostile à la création de l’Etat d’Israël, et qu’il a presque convaincu H Truman

Le vote de la résolution de l’ONU (29 novembre 1947) serait resté lettre morte s’il n’y avait pas eu la détermination 
des 600 000 personnes installées en Palestine, et l’existence d’un quasi-état.

La shoah n’est donc pas à l’origine de l’Etat d’Israël.
Au contraire, la création de cet Etat est signe d’un triple échec du sionisme :

- Echec moral : seule une minorité de juifs rejoignent la Palestine, et c’est souvent contraints et forcés pour ceux qui vivaient en Allemagne ou en Autriche.

- Echec politique : la communauté juive a été incapable de secourir les juifs d’Europe

- Echec démographique : la shoah a anéanti les réserves démographiques dont l’Etat d’Israël avait besoin pour exister durablement.
 

- Mythologie 3 :
Les Arabes, " des peuples innocents qui paient pour l’horreur perpétrée par les nazis " ?
Le Royaume-Uni avait prévu, dans le livre blanc de mars 1939, l’immigration de 75 000 juifs, sur 5 ans.

En fait, sous la pression des dirigeants arabes, ce chiffre a été réduit à 49 410 entrées entre 1939 et 1944. Cette pression sur Londres a empêché de sauver des vies humaines.
Dès 1933, le consul français à Jérusalem note la sympathie de dirigeants arabes pour les nazis.
Le leader palestinien Adj Hamin El Husseini est reçu par Mussolini, puis par Ribbentrop et par Hitler pendant la guerre. Hitler lui affirme : la suppression du foyer juif est mon combat.

Lorsque Rommel arrive à 80 km du Caire, les dirigeants juifs ont pensé évacuer la Palestine, pour éviter le massacre avec l'aval de la population arabe.

Le Mufti de Jérusalem, pourtant informé de l’extermination, s’oppose à l’arrivée des juifs d’Europe.
 

III Difficulté de penser et d’enseigner l’évènement :

Comment penser un événement marqué de bout en bout par le tragique qui met en danger notre psychisme ?

Comment regarder l’insupportable ?
On cherche d’abord à se rassurer, par peur d’être envahi par l’inquiétude.

La déréliction absolue parvient aussi à paralyser l’entendement.
Saul Friedlander refuse de " comprendre " la shoah : car ce serait enterrer des parents seulement " évanouis " et " disparus ". Aller jusqu’au bout de l’analyse, ce serait les faire disparaître définitivement.
C'est une page impossible à tourner.

Comment réagit le monde des théologiens juifs ?
L’ébranlement est considérable.
Les questions classiques : où était Dieu ? qu’a-t-il fait ? s’est-il retiré du monde ?

Cet ébranlement qui touche l’ensemble du monde juif se propage par vagues concentriques à l’ensemble du monde occidental, et la déréliction totale fait perdre la tête à tous les contemporains.
Le désespoir absolu a brouillé nos repères, nous a obligé à repenser le monde. On en vient à interroger l’optimisme des Lumières, à faire des jugements anachroniques, a-historiques.

Ainsi, les jugements de valeur sur l’attitude des Conseils juifs font oublier le contexte et les conditions dans lesquels ceux-ci ont travaillé. On les a accusés de collaboration.
On oublie surtout que, lors de la 2 GM, tout était verrouillé pour les Juifs d’Europe.

Le compassionnisme, l’empathie sont aussi aux antipodes d’un regard critique.

GB prend l’exemple des combattants de 1914-1918.
Le 11 novembre dernier, une revue de presse sur la radio Europe 1 les présente comme des victimes.

Sur France Culture, Stéphane Audoin-Rouzeau conteste cette vision : la pire des trahisons, selon lui, ce serait de les présenter comme des victimes. Les soldats de 1914-1918 ont souffert terriblement, mais ils savaient pourquoi ils étaient là. C'était des combattants, ils n’étaient pas des victimes.
Le compassionnisme fausse la compréhension du sujet. 

En Israël, la mémoire collective occulte l’histoire : le jour de la Shoah est aussi celui des héros.
Elle sépare le temps des juifs en 3 périodes : l’antiquité, l’exil, la renaissance nationale.
La diaspora est présentée comme une parenthèse.

D’où les 3 fêtes nationales qui se suivent au printemps, la commémoration de la Shoah étant suivie de la journée des soldats morts dans les guerres modernes d'Israël, puis celui de l’indépendance nationale.
La shoah clôture la désastreuse histoire de l'exil. La mémoire est instrumentalisée par la politique.

Le film de Steven Spielberg, La liste de Schindler passe du noir et blanc à la couleur pour montrer la marche des survivants vers Jérusalem. C’est affirmer la possibilité d’une rédemption, le lien entre sionisme et Shoah, et le lien entre la destruction des juifs d’Europe et la création de l’Etat d’Israël offert en compensation du crime (en contradiction avec ce qu’affirme GB dans cette conférence, voir plus haut)

GB refuse cette mémoire collective instrumentalisée, et les jugements massifiants (par exemple, dans la France de Vichy, " Tous résistants ", " Tous collabos ".)

Il cite une intervention devant une classe, où il avait évoqué le sort d’un couple juif lors de la rafle du Vél d’Hiv. Le mari est arrêté et déporté. La femme parvient à fuir avec son jeune enfant. En Lozère, des Français la dénoncent à la police, lors d’un contrôle dans un autobus. Mais d’autres voyageurs la sauvent des griffes de la police française.

Dans le souvenir des élèves, cette femme a été arrêtée par la Gestapo !
 

GB pose 3 autres questions, en vue du débat :

- difficulté, pour nous, à penser la relation culture - barbarie (Libération a titré, en avril dernier, la culture ne protège pas de la barbarie) : on confond culture et pensée. Comment admettre qu’un pays de grande culture, comme l’Allemagne, ait laissé ses dirigeants planifier la destruction des juifs d’Europe ?

- Le jugement historique face aux jugements de valeur

- Peut-on réduire l’identité juive à la mort, ou plutôt au vide provoqué par la shoah ?

Lors du débat, GB a insisté sur les difficultés à enseigner la shoah, en 2002, du fait du développement d’un antisémitisme propre à une partie de la population française.
Georges Bensoussan cite Les territoires perdus de la République d'Emmanuel Brenner.
De tous les côtés, des témoignages d'agressions, de nombreux slogans antijuifs.

Des jeunes français juifs n’osent plus porter la kippa, et doivent la masquer sous une casquette. Beaucoup ont dû quitter les écoles publiques laïques, et rejoindre des écoles religieuses.

Pour lui, il n’y a pas de lien entre l’antisémitisme en France et la situation au Proche-Orient : en 1994, les premiers gestes antisémites correspondent aux accords d'Oslo. 

La poussée antijuive d'octobre 2000 et février 2001 n’est pas non plus liée à l’Intifada : le gouvernement israëlien était dirigé par le travailliste Ehoud Barak.

Il conteste certaines dénégations récentes :
. celle de Théo Klein, il n'y a pas de racisme maghrébin.
. celle de Daniel Lindenberg, pour qui l’accusation d’antisémitisme est une construction intellectuelle
. celle de Dominique Vidal, qui cite " l’Année de Cristal " d’Alain Finkielkraut et s'interroge : " Est-ce que l'origine maghrébine des agressions est avérée ? ". Pour D Vidal, la vague antisémite est plutôt liée à l'Intifada de l'an 2000.

Aujourd’hui, selon GB, nous sommes en présence d'un problème de fond que les autorités et la population française refusent de prendre en compte.

Notes personnelles, D Letouzey - N Mullier - 7/12/2002

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http://aphgcaen.free.fr/cercle.htm