Amicale d'Auschwitz
    Association des professeurs d'histoire et de géographie (APHG)
Fondation pour la Mémoire de la Déportation


CERCLE d'ETUDE
de la DEPORTATION et de la SHOAH

6 décembre 1997


     

    ANNETTE WIEVIORKA :

    LES ARCHIVES,

    52 ANS APRES LA FIN DE LA SECONDE GUERRE MONDIALE


    Je remercie tout le monde et voudrais commencer en continuant les propos d’Henri Bulawko et dire que la situation qu’il a décrit dans l’hexagone, est en fait une situation internationale. C’est à dire que les débats qui tournent autour du génocide des juifs sont des débats présents partout dans le monde, avec des modalités différentes suivant les histoires nationales des pays. La conférence de Londres l’a bien montré : aujourd’hui on assiste à quelque chose qui est tout à fait étonnant et inédit dans l’histoire, c’est à dire qu’un événement vieux de 52 ans devient un événement présent comme s’il était survenu à une époque très récente. Il provoque des discussions où se mêlent des enjeux d’ordre historiographique, des enjeux moraux et il faut le dire des enjeux d’ordre politique.

    La conférence de Londres avait en son coeur un enjeu d’ordre politique, c’était une conférence qui n’était pas d’ordre gouvernemental, qui se voulait être une conférence réunissant à la fois des délégations officielles et des historiens, mais elle avait un objectif, c’était d’annoncer la création d’un fonds pour permettre de dédommager ce que les Américains appellent les "doubles victimes", victimes et de la Shoah et du communisme. Certains sont revenus sur cette définition, parce qu’elle est étrange, en la reformulant autrement pour la rendre acceptable. C’est à dire les victimes de l’Holocauste qui, parce qu’elles étaient derrière le rideau de fer, n’ont pas pu être indemnisées comme l’ont été les survivants qui se trouvaient à l’ouest. L’idée était de créer un fonds et si cette conférence est intitulée sur " l’or nazi " c’est parce que s’il y a un fonds, il faut qu’il y ait de l’argent et la conférence voulait annoncer que de " l’or nazi" c’est à dire le reliquat d’or géré par une commission tripartite, France, Etats Unis, Grande Bretagne, serait versé à ce fonds.

    De ce reliquat, la France, pour des raisons qui ne nous intéressent pas ici, devait recevoir un peu plus de deux tonnes d’or et la position gouvernementale française était de ne pas rentrer dans ce fonds, mais de récupérer l’or que des accords internationaux lui attribuaient. Or, et c’est là que l’on va rejoindre la question des archives, pour que cet " or nazi" soit attribué au fonds, il fallait prouver que cet or n’était pas de l’or monétaire, mais que cet or était non monétaire.

    Qu’est-ce que l’or monétaire? C’est de l’or en lingots ou en pièces, utilisé dans les échanges internationaux. De l’or non monétaire, c’est de l’or qui a été pris aux diverses victimes, pas nécessairement aux juifs d’ailleurs, Henri Bulawko a parlé des Tziganes, et qui consiste pour l’essentiel en objets en or, par exemple des objets de culte, des bijoux, et de "l’or dentaire", qui ont été fondus en lingots. Donc il fallait démontrer cela, et au milieu de la conférence, le congrès juif mondial a distribué activement aux journalistes un bout de photocopie d’archives qui montrait qu’en 1938 de l’or autrichien avait été pris et que cet or avait été versé dans le fonds de la tripartite.

    Donc que la tripartite ne gérait pas seulement de l’or des banques centrales, c’est à dire de l’or monétaire, mais de l’or pris aux victimes. Et on a sommé les historiens de dire tout de suite quelque chose à partir de ce bout d’archives. Dans le même temps, le congrès juif mondial demandait l’ouverture immédiate des archives de la commission tripartite alors qu’aucun organisme international n’ouvre ses archives quand ses travaux ne sont pas terminés, demande qu’a appuyée le gouvernement américain, mais qu’a récusée le gouvernement britannique.
     

    Je ferai à partir de cette conférence deux remarques. La première, c’est celle d’un désir général qui est étonnant, qui est de recommencer l’après guerre. C’est à dire qu’on a le sentiment, aujourd’hui, à partir de la connaissance que l’on a de ce qui s’est passé durant la guerre et l’après guerre, l’idée qu’il va falloir réparer, autrement que les choses qui ont été faites et qu’il va falloir tout remettre à plat, plus de cinquante ans après, ce qui pose dans la vie matérielle des hommes et des nations, des problèmes qui me paraissent difficiles à résoudre.

    La deuxième remarque qui ramène à notre sujet, c’est qu’au coeur des débats, constamment revient la question des archives : question des archives de la commission tripartite, question de l’ouverture de certaines archives qui sont verrouillées, comme les archives du Vatican. L’histoire dite par Henri Bulawko sur les Tziganes est liée à la question du Vatican. Puisqu’il était dit qu’un nombre important de Tziganes ont été assassinés en Croatie et dépouillés de leurs biens, pièces d’or et bijoux et que ces biens auraient transité par les coffres du Vatican. Il a été demandé que le Vatican ouvre ses archives.

    Le problème des archives est devenu un problème posé globalement, un problème public, un problème politique. Et on pourrait multiplier les exemples. Quelle doit être la position de l’historien vis à vis de ces questions?

    Je crois qu’il ne doit pas y avoir un fétichisme des archives comme il y en a un aujourd’hui. On a assisté à une curieuse modification du terme. Dans le temps, il y avait les archives. Aujourd’hui les " archives" s’est transformé en Archives. Et très souvent on parle de l’archive alors que les archives, qui sont en fait les productions au moment où se déroulent les événements et les productions de tout le monde, de tous les acteurs et notamment les pouvoirs politiques, les ministères, les administrations, mais aussi parfois les acteurs individuels, sont toujours au pluriel puisque les archives sont produites en continu par les administrations.

    Pensez que tout ce que vous remplissez, fiches de renseignements individuels, est versé à votre dossier aux archives. Il faut faire attention au fétichisme de l’Archive avec un grand A, qui ferait croire que les archives recelant des secrets d’état, il suffirait de puiser, de trouver un petit " bout" qui révélerait quelque chose d’extravagant soit sur l’attitude d’un individu, soit sur l’attitude d’un Etat. D’autre part, et au contraire il ne faut pas avoir de mépris pour les archives.

    Les archives c’est le pain de l’historien. C’est bien cela principalement qui permet d’écrire l’histoire. L’archive est finalement un témoignage comme le montrait très bien Marc Bloch. C’est un témoignage des activités passées des hommes et comme telles les archives sont faillibles, c’est à dire qu’il revient à l’historien d’avoir le talent de les lire, de pouvoir les évaluer, de pouvoir les confronter à d’autres sources, soit des sources archivistiques, soit des témoignages des acteurs, témoignages écrits lorsque les acteurs ont écrit, témoignages oraux.

    Qu’est-ce que les archives ? Si j’avais plus de temps, j’aurais parlé d’abord des archives de la solution finale, ensuite sur les archives des ghettos, parce que cela permettra de faire un lien avec la table ronde de cet après midi et enfin je reviendrai sur le cas français c’est à dire que je développerai un peu ce qu’est la législation actuelle, ce que sont les archives, parce que il me semble important de parler du pays où nous vivons et où nous avons davantage de possibilités d’effectuer nos recherches.

    Les archives de la solution finale.

    Le terme de solution finale est le terme qui sert à définir la machine d’anéantissement nazie, la solution finale est la façon dont les bourreaux ont mis en oeuvre la destruction des juifs d’Europe, cette destruction dont Raul Hilberg notait qu’elle a été très largement administrative, c’est à dire qu’elle s’est déroulée par des processus administratifs, a laissé beaucoup de traces.

    Ces archives qui ont permis à Hilberg de faire cette somme qu’est son ouvrage  La destruction des Juifs d’Europe, ces archives sont majoritairement en Allemagne. Elles ont été utilisées au procès de Nuremberg. En France, elles sont au CDJC et aux Archives Nationales. Les Soviétiques ont pris une partie des archives du complexe d’Auschwitz. Ces archives ne rendent compte que de ce que les nazis ont fait, et rien n’est dit sur la vie des victimes. L’histoire écrite à partir de ces archives serait celle des bourreaux ou l’histoire de la façon dont les populations des pays occupés ont réagi.

    Les ghettos.

    Dans les ghettos, tout le monde écrivait : journalistes et écrivains, instituteurs, travailleurs sociaux, les jeunes et les enfants, des écrits innombrables, des journaux, détruits par les nazis. Emmanuel Ringelblum : Chronique du ghetto de Varsovie a fait une organisation en octobre1939, l’O.S. (Oneg Sabbath) pour constituer les archives du ghetto. Il y a eu le sentiment que l’histoire du ghetto devait être écrite par des historiens : Ringelblum, Schipper...Des historiens y ont pensé.

    Les SS doivent emporter leurs secrets dans la tombe. Ils n’envisagent jamais que les juifs puissent écrire une page d’histoire.

    Schipper écrit : "Le monde ne voudra rien savoir de ce désastre". Or les traces de ceux qui ont péri existent. L’histoire du ghetto de Varsovie par les archives, peu d’historiens s’y sont intéressés. Actuellement en France, si on fait un DEA sur les juifs, ce n’est pas porteur.

    Par contre des romanciers, par exemple : La muraille de John Hersey a Ringelblum comme modèle, ou Leon Uris s’en sont inspirés.

    Ringelblum enterre dans des bidons de lait des minutes du conseil juif, des tickets d’alimentation, la presse du ghetto, dans trois endroits différents. Le ghetto a été incendié, rasé, ne laissant que des gravats.

    Michel Borowitch, à Varsovie, dans l’Institut Historique Juif, a 27.000 pages. Certains documents sont publiés en Pologne, à Varsovie, et en Israel.

    Pour le ghetto de Lodz, situé dans la région annexée du Warthegau, ouvert en février 1940, liquidé en août 1944 et les survivants déportés vers le complexe Auschwitz- Birkenau, à la tête du Judenrat, le "Doyen des juifs", Chaim Rumkowski a fondé un département des archives comme toutes les administrations. Une organisation clandestine de l’archivage est crée au sein des archives officielles. Ils auront le droit de filmer, d’interviewer. Ils vont rédiger des monographies, histoire, économie, religion, culture. Dobroszycki : Chroniques du ghetto de Lodz, 1941-1944, parle des archives de la première période, textes, chroniques, écrits, en polonais, allemand, anglais. Le "Plutarque du ghetto" s’entoure de collaborateurs d’autres territoires. Des fonctionnaires du ghetto reçoivent des suppléments de nourriture.

    Les chroniques du 12 janvier 1941 au 30 juillet 1944 sont écrites en allemand ou polonais sur la météo, les naissances, les décès, des gens tués dans les barbelés, les suicides, le rationnement, les incidents de contrebande, les maladies, les activités culturelles, l’installation des juifs et des tziganes venus d’ailleurs, les déportations et une rubrique "Rumeurs". Certaines sont protégées par les Allemands. Dans le roman Jakob le menteur de Jurek Becker, Jakob Heym répand dans le ghetto, à partir d’une radio imaginaire, des rumeurs optimistes sur l’avancée des Russes. La fausse nouvelle a une fonction rassurante.

    En France :

    Il y a des débats récurrents sur les conditions d’accès aux archives : Sonia Combe : Archives interdites et Marc Olivier Baruch : L’administration française sous Vichy.

    Pendant Vichy, il y a eu plus d’administration et des kilomètres d’archives de tous ordres.

    Une loi en 1979 d’inspiration libérale accorde un délai de trente ans, donc libre accès pour la deuxième guerre et la guerre d’Algérie. Or cette loi fixe des délais plus longs pour certains documents : 150 ans pour des renseignements médicaux, 120 ans pour des dossiers personnels, 100 ans pour l’épuration, 60 ans pour des dossiers sur la vie privée, la sûreté de l’Etat, la Défense nationale. Ces restrictions font que le délai de 30 ans est l’exception et le plus souvent c’est 60 ans. Comment faire pour avoir une dérogation?

    1° la salle des inventaires : exemple l’inventaire au commissariat des questions juives, 62000 dossiers individuels d’aryanisation.

    2° les cartons qui intéressent le chercheur : le carton a une côte. Le chercheur fait la demande. Ou le carton a 30 ans, ou il est réservé. Il faut faire une demande de dérogation au directeur des Archives de France. Le directeur demande à l’administration qui a versé le carton aux archives, l’autorisation pour avoir les dérogations. Un chercheur a plus de facilités. Les Archives Nationales ont une politique libérale actuellement. Mais les archives départementales, c’est contrasté. Exemple à Caen, on n’a rien. Quand on a une dérogation, on s’engage à ne pas donner de noms.

    Les chercheurs ont tendance à plaider pour une libéralisation totale parce que nous sommes des démocrates, mais je ne suis pas sûre que ce soit nécessairement une bonne chose que tout un chacun ait accès à tout. Pour plusieurs raisons. D’abord et je reviens à l’introduction, parce que l’Archive ne contient pas en elle même la vérité. Par exemple, une source capitale pour la connaissance de la seconde guerre mondiale, ce sont les rapports des préfets qui racontent ce qui se passe. Or les rapports des préfets à l’époque étaient de très bonne qualité, mais malgré tout, le préfet est la courroie de transmission du secrétariat à l’intérieur ou du ministre de l’Intérieur. Il ne peut pas tout dire, parce que d’un côté il est responsable de l’ordre de son département. Donc il y a des choses qui pourraient le mettre en cause, il a une façon de présenter les choses qui n’est pas forcement conforme à je ne sais trop quelle vérité.

    Vous avez aussi des rapports de police qui sont pour certains tout à fait exacts et pour d’autres tout à fait folkloriques. J’ai regardé aux archives de police, les rapports de surveillance qui concernaient les étrangers, ils sont toujours surveillés, surtout les milieux étrangers politiques, j’ai regardé les rapports qui concernaient les Russes à Paris avant la guerre de 1914. il y a un dossier qui s’appelle "la Bunda" société russe à Paris. "La Bunda" c’est le bund, parti social-démocrate, et quand on lit les rapports, on s’aperçoit qu’il y a deux types de rapports. Il y a ceux qui ne comprennent rien et qui se font traduire des choses du yiddisch, et puis, il y a ceux qui sont faits par des gens de l’intérieur - des policiers infiltrés-et qui sont parfaits.

    Donc le rapport de police n’est pas en lui- même une pièce qui est incritiquable. Vous avez besoin de le soumettre à la critique et à l’analyse. Or il y a des gens qui ne sont pas formés à cette critique et qui pourront à partir d’un " bout d’archive" lancer des accusations.

    Je vais prendre maintenant un exemple d’ordre collectif sur la question générale du commissariat aux questions juives. Dans les dossiers d’aryanisation, vous avez d’abord le bien des gens. Est-ce qu’il serait juste, que sous prétexte que les biens des juifs qui ont été confisqués sont aryanisés, que cette aryanisation qui avait pour but de faire perdre aux juifs tout leur enracinement (ce n’est pas seulement un problème de "sous", c’est un problème que l’on extirpe de tout lien social, économique et de leurenracinement dans le pays des gens, en les privant de leurs biens) est-ce qu’il serait juste que l’on puisse savoir exactement ce qu’était en 1941 la fortune d’un certain nombre de familles sous prétexte qu’elles sont juives? Par exemple pour des hommes politiques qui sont à la tête du pays et d’ascendance juive. N’importe quel journaliste, sous prétexte qu’un grand-parents a été aryanisé pourrait fouiller là-dedans alors que l’on ne fouillerait pas chez les non juifs. Cela pose un problème.

    Toujours sur ces questions d’aryanisation, vous savez qu’il a été nommé à la tête de ces entreprises juives ce que l’on a appelé des "administrateurs provisoires". Aujourd’hui le nom d’administrateur provisoire sonne mal, ce qui signifie que si on publiait la liste de tous les administrateurs provisoires, on jetterait l’opprobre sur la totalité. Or on sait que parmi les administrateurs provisoires, il y en a de purs salauds qui se sont comportés d’une façon inadmissible, mais il y a des gens qui ont été seulement des prête-noms c’est à dire qui ont continué à gérer l’entreprise et que certains l’ont fait en se comportant très bien. Cela veut dire donc qu’il y a des problèmes moraux qui se posent par rapport à l’utilisation des archives.

    Je vais m’arrêter pour que l’on ait le temps pour discuter. Je vous ai apporté cette merveille qui est le guide des sources conservées en France est qui est un guide fait par les archives nationales, publié en 1994 et qui est un outil formidable et qui se consulte dans toutes les bibliothèques et dépôts d’archives.

    Hubert Tison remercie Annette Wieviorka pour sa remarquable prestation sur le problème des archives, de la solution finale et des ghettos et relève la possibilité pour de jeunes chercheurs français de travailler sur les archives des ghettos qui sont dans l’ensemble peu connues.

    Les archives sont en polonais, yiddisch, allemand.


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