Amicale d'Auschwitz
    Association des professeurs d'histoire et de géographie (APHG)



CERCLE d'ETUDE
de la DEPORTATION et de la SHOAH

Historiens et Géographes, no 273, mai - juin 1979
revue de l’Association des Professeurs d’Histoire et de Géographie de l’Enseignement Public (APHG)
Informations générales, p 591-635

LA PERSECUTION NAZIE ET L’ATTITUDE DE VICHY

par François Delpech,
Professeur au Centre Régional d’Histoire religieuse, Université de Lyon II

L’émotion soulevée par la publication des déclarations de Darquier et par la diffusion d’Holocauste à la télévision serait-elle déjà en train de retomber? Il ne semble pas en tout cas qu’on ait prêté suffisamment attention à la série d’attentats à l’explosif dont viennent d’être victimes, en quelques semaines, plusieurs institutions juives, dont un foyer de jeunes et une maison de vieillards, et deux grands quotidiens, le Matin et le Monde, accusés de " collaboration éhontée avec la tyrannie juive " (sic). Pour la première fois depuis bien longtemps, depuis une époque qu on voudrait croire révolue, l’antisémitisme a essayé de tuer. Parallèlement, depuis que la crise s’aggrave, le racisme et la xénophobie semblent redoubler. On savait que le bacille de la peste ne meurt jamais et qu’il subsistait une frange de fanatiques irréductibles. Mais leur délire restait généralement verbal et ne dépassait guère le stade des graffitis. Cette fois, c’est plus grave: la bête se réveille. Certes, elle n’est pas encore puissante. Mais prenons-y garde: qu’adviendra-t-il si le chômage continue à s'étendre et si les démocraties se révèlent incapables de proposer des solutions et des idéaux adaptés à notre temps?

Le député socialiste Louis Mexandeau a récemment demandé au ministre de l'Education quelles mesures il comptait prendre pour donner à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme une place plus importante dans les programmes scolaires.. Il lui a suggéré, pour mieux informer les élèves des collèges et des lycées des crimes commis pendant l’occupation nazie, ainsi que des autres formes de racisme (...) de consacrer au moins deux heures à ces problèmes

Plus près de nous, les 29 et 30 avril 1979, un colloque sur l’enseignement des crimes nazis a réuni à Orléans une cinquantaine d’enseignants de toutes les disciplines et de tous les ordres d’enseignement. Au terme de travaux très denses, les participants ont lancé un appel analogue et publié un manifeste en douze " thèses", dans lequel ils proposent des objectifs plus larges et des méthodes appropriées. Ce manifeste rappelle opportunément qu’un des buts essentiels de l’enseignement est de faire réfléchir les élèves sur les responsabilités qui incombent à tous les citoyens pour la défense des libertés et de la démocratie", Il souligne la nécessité d’une instruction civique renouvelée et d’une meilleure formation des maîtres pour permettre une étude plus systématique du nazisme, de tous les régimes totalitaires, des diverses formes de racisme et des atteintes actuelles aux droits de l’homme. Il demande surtout, ce qui est plus nouveau, " une approche en profondeur de l’histoire et de la culture des victimes des persécutions et des minorités menacées dans une perspective pluraliste, car c’est la seule démarche qui permette de dissiper réellement les préjugés ". Le propos, on le voit, est ambitieux, mais d’autres colloques sont prévus pour étudier ces questions et la manière de les enseigner. Ces colloques seront naturellement ouverts aux collègues intéressés.

Bien qu’il procède du même esprit, le but de cet article est beaucoup plus modeste. Il s’agit simplement de rappeler les grands traits de la persécution nazie et de ‘attitude de Vichy, et de faire le point sur l’état des publications et sur les problèmes controversés Ce n’est donc qu’un premier pas, mais un premier pas indispensable. Il serait souhaitable de traiter aussi d’autres persécutions, des atteintes actuelles aux droits de l’homme et des minorités menacées. Il faudra le faire au plus vite dans cette revue. Mais puisqu’il est beaucoup question aujourd’hui du nazisme et de la collaboration, parlons-en et parlons-en sérieusement C’est un passé toujours actuel et bien mal connu Même si le nazisme au sens strict est bien mort, la violence totalitaire sévit plus que jamais sous d’autres formes. L’histoire et l’actualité sont indissociables. SI nous voulons aider les jeunes à comprendre le monde où nous vivons, il faut étudier avec eux non seulement le présent, mais aussi le passé qui l’a engendré et singulièrement le modèle nazi et ses épigones.
 

I. - CARACTÈRES ET ÉTAPES DE LA PERSÉCUTION NAZIE

Le système concentrationnaire et l’extermination des Juifs

Contrairement à une affirmation très répandue, les nazis n’ont pas annoncé clairement à l’avance toutes leurs intentions. Dès leurs premiers pas, Hitler et les principaux dirigeants nazis n’ont cessé de clamer leur haine forcenée des Juifs, des Slaves et des communistes et leur volonté de briser les judéo-bolcheviks, de se lancer à la conquête de l’espace vital et d’asservir les races réputées inférieures, mais en termes généraux et si manifestement déments qu’ils n’ont pas été pris au sérieux. En fait, ils n’avaient pas de plans préétablis et semblent avoir improvisé jusqu’au début de a guerre. Il est possible de discerner après coup dans Main Kampf l’annonce des agressions ultérieures contre les États voisins. Par contre, l’horreur concentrationnaire et le génocide ne figurent pas explicitement dans le programme initial du parti (1920), ni dans les deux tomes de Mein Kampf Il est question dans le programme du parti de priver les non-aryens de la citoyenneté allemande. Les commentaires ajoutés à ce programme réclament l’expulsion des Juifs et étrangers indésirables. Il est question dans Main Kampf de mener une lune sans merci contre tous ceux qui menacent l’intérêt public, pour éliminer toute influence - " judéo-bolchevique ". Mais les modalités ne sont pas précisées.

Celle lutte pour l’élimination des adversaires a pris deux formes différentes, qu’il convient de distinguer pour éviter toute confusion, sans les opposer pour autant, car elles procèdent toutes deux de la même folie meurtrière. D’une part, dès les premières années, les adversaires politiques et les éléments asociaux, plus tard les résistants, ont été arrêtés, déportés, broyés dans un système concentrationnaire conçu pour briser radicalement toute opposition. D’autre part, plusieurs catégories de sous-hommes, principalement les Juifs, mais aussi les malades incurables les aliénés, les commissaires bolcheviks et enfin les Tziganes, ont été voués à l’extermination totale.

Est-il besoin de rappeler qu’il y a eu dans l’histoire d’autres camps de concentration? Hitler et ses complices prétendaient qu’ils ne faisaient qu’imiter les camps anglais de la guerre des Boers. Et l’on sait bien qu’avec l'exaspération des nationalismes et le développement des états totalitaires les goulags se sont multipliés et ne cessent de proliférer dans toutes les parties du monde. Mais les nazis ont atteint d’un coup un degré de cruauté systématique et un raffinement de sadisme sans précédent, qu’on voudrait croire inégalés depuis. De même, il y a également eu bien d’autres génocides, ou quasi génocides, des Indiens d’Amérique aux Arméniens. Mais l’extermination des Juifs n’a pas d’équivalent. Aucun autre peuple n’a été l’objet d’une telle haine venue du fond des âges. Aucune autre haine n’a atteint un tel paroxysme. Aucun autre Moloch n’a ordonné l’assassinat méthodiquement planifié de tout un peuple, non seulement des adultes, mais aussi des vieillards, des enfants et jusqu’aux nouveaux nés.

L’horreur de la persécution nazie est telle qu’il n’y a pas de mots pour l’exprimer. L’inhumanité qu’elle manifeste passe l’imagination. Au-delà de toutes les causes bien connues du nazisme, une telle férocité est à peine croyable. Il peut paraître invraisemblable à des esprits sains que le gouvernement d’une grande nation moderne ait donné de tels ordres. Ce caractère stupéfiant, inimaginable, est important. C’est une des misons qui permettent de comprendre que beaucoup de contemporains aient douté de l’étendue des crimes nazis et que certains continuent à en douter ou tentent d’instinct de les minimiser ou de leur trouver des équivalents. L’insupportable vérité n’en demeure pas moins et il nous appartient de la cerner, de l’enseigner, d’en suggérer l’indicible horreur et d’expliquer ce qui peut l’être.

Les débuts et les premiers tâtonnements (1933-1937)

1. -DE L’ARRIVÉE D’HITLER AU POUVOIR A LA VEILLE DE L’ANSCHLUSS, PRIORITÉ A ÉTÉ DONNEE A LA CRÉATION DE LA GESTAPO ET DES CAMPS DE CONCENTRATION POUR BRISER L’OPPOSITION COMMUNISTE ET SOCIALISTE

C’est Goering qui a inauguré la répression à Berlin et dans toute la Prusse, en sa qualité de ministre de l’Intérieur, puis de ministre-président du grand Land prussien. Dès février 1933, il épure la police et crée la Gestapo, avec le concours du policier Diels. Entre février et octobre, il fait ouvrir les premiers camps: Oranienburg, Sonnennurg, Lichtenberg, Papenburg, Sachsenburg et Brandeburg. Plusieurs n’ont été que provisoires. D’autres se sont développés, surtout Oranienbourg-Sachsenhausen, au nord-ouest de Berlin, qui est devenu le principal camp d’Allemagne du Nord.

L’exemple de Goering et des camps prussiens a été immédiatement imité dans les autres Länder. Partout les ministres nazis ont organisé des Gestapos locales et des camps de concentration. Ceux-ci ont été confiés le plus souvent aux SA, sauf en Bavière et en Hesse. Pour n’en donner qu’un exemple, ce sont des SA qui ont ouvert le camp d’Oranienburg. En Bavière au contraire, la police est tombée dès le début entre les mains d’Himmler qui a aussitôt fait appel à Heydrich et aux SS. Ceux-ci ont construit le camp de Dachau près de Munich dès mars 1933. Son développement a été si rapide et sa réputation si effroyable qu’il a bientôt fait figure de modèle aux yeux des nazis et de l’opinion publique terrorisée.

Pour organiser la terreur et pour lui donner une apparence légale, Hitler, Goering et leurs complices se sont dépêchés d’imposer une législation d’exception : loi sur la protection du peuple (4février 1933); décret sur la protection du peuple et de l’État (arraché à Hindenburg après l’incendie du Reichstag, le 28 février 1933). Ces textes supprimaient les libertés constitutionnelles et donnaient à la Gestapo le droit de procéder à des internements de sûreté dans un but " rééducatif " sans en référer à aucune autorité judiciaire et sans limitation de durée. Ces dispositions ont été encore aggravées en 1938, sans qu’il soit besoin de beaucoup les modifier, car elles donnaient déjà aux bourreaux des pouvoirs quasi illimités.

Pendant que les chefs du parti légiféraient à Berlin, tout était fait dans les premiers camps, notamment à Dachau, pour fanatiser les gardiens et pour briser les détenus par tous les moyens : la faim, la promiscuité, les humiliations systématiques, les coups, la torture et surtout le système des kapos et l’utilisation comme kapos de criminels de droit commun. C’est dire que le système concentrationnaire a trouvé tout de suite l’essentiel de ses méthodes et a été d’emblée un véritable enfer.

Comparés à Himmler et aux SS, Goering et les SA étaient des amateurs. Tandis qu Himmler tenait ses troupes d’une main de fer, les SA étaient trop bruyants, trop compromettants, trop indisciplinés. Dès qu’Hitler a choisi de s’appuyer sur les SS contre les SA, Himmler a réussi à supplanter progressivement tous ses rivaux et à se faire céder la direction de la police et des camps dans tous les Länder. Goering lui a abandonné la Prusse dès 1934, pour sceller leur alliance passagère contre Röhm et ses SA, peu avant la nuit des longs couteaux. Cette évolution a été renforcée par la volonté centralisatrice d’Hitler et par la suppression de l’autonomie des Länder. Elle a été parachevée par la nomination du Reichsführer SS à la tête de tous les services de police du Reich en 1936.

Pour renforcer l’emprise nazie et son propre pouvoir, Himmler s’est employé à unifier et à étendre encore le système policier et concentrationnaire. Dès 1936, le Commandant de Dachau, Eicke, a été nommé inspecteur général des camps. Il s’est installé à Oranienburg et s’est employé à créer de nouveaux camps et à développer la branche des SS affectés à leur garde, les Totenkopfverbände (SS têtes de mort). Ses principales créations ont été Buchenwald, près de Weimar, en 1937, et un peu plus tard, pour les femmes, Ravensbrück, au nord-ouest de Berlin et d’Oranienburg-Sachsenhausen

Un dernier obstacle a été levé quand Hitler s’est retourné contre l’armée en 1937.

Le Haut État-Major a été épuré et abaissé. Peu après, les services de sécurité, dont la Gestapo et le service de renseignement du parti, le SD, ont été regroupés au sein du RHSA (Office central de sécurité du Reich) et placés sous l’autorité Heydrich en 1939. A la veille de la guerre, les SS étaient en passe de devenir les véritables maîtres de l’Allemagne, dans l’ombre du Führer.

2.- LA LUTTE CONTRE LES JUIFS S’EST DÉVELOPPÉE PRESQU’AUSSI VITE ET DE MANIÈRE TOUT AUSSI IMPLACABLE, MAIS PAR ÉTAPES ET NON SANS HÉSITATIONS

Dès l’arrivée des nazis au pouvoir, tous les moyens de propagande contrôlés par Goebbels se sont déchaînés contre eux. En mars et avril 1933, sous l’impulsion de Streicher et de Rosenberg, les SA ont organisé de bruyantes manifestations pour réclamer le boycott des magasins juifs. En avril, les Juifs ont été chassés des emplois publics et d’un certain nombre de professions libérales, notamment de l’enseignement et des métiers de l’information, du livre et du spectacle. Un numerus clausus a été imposé à l’entrée des écoles et des Universités.

Le gouvernement a d’abord laissé faire, mais sans pousser à la roue, car il était trop occupé à consolider son pouvoir au détriment de l’opposition et des SA. Il est probable que son premier objectif a été d’intimider les Juifs et l’opinion et d’inciter les démocraties à mettre une sourdine à leurs protestations, en leur rappelant que le Reich détenait en otages plus de 500 000 Juifs et plus de 300 000 convertis, demi-Juifs et quart de Juifs. " Les Juifs allemands doivent agir sur leurs congénères étrangers, écrivait Goebbels. Autrement il leur en cuira! " Cet avertissement donné, les dirigeants nazis ont décidé de procéder avec plus de subtilité et de freiner leurs troupes pour préserver un semblant de légalité.

En septembre 1935, les lois de Nuremberg " pour la protection du sang allemand et de l’honneur allemand " ont privé les Juifs de leur statut de citoyens et ont interdit les mariages mixtes et les relations sexuelles entre Juifs et " Aryens ". On ne soulignera jamais assez l’importance de ces lois barbares. Il ne s’agissait pas seulement d’abaisser les Juifs et de les priver de leurs droits, mais aussi surtout de les marquer, de proclamer leur caractère maléfique et d’en faire des objets d’horreur et d’exécration. Par la suite, les brimades se sont progressivement multipliées. Les violences physiques sont restées exceptionnelles jusqu’en 1938. Mais l’opinion s’est accoutumée à la campagne antijuive.

L’événement le plus important de cette période est longtemps passé inaperçu. C’est la constitution de services antijuifs confiés à de jeunes officiers 88 au sein du 80 et de la Gestapo. Leurs noms et leurs chefs ont changé à plusieurs reprises. Le service du SD (bureau II 112 puis VI section judaïsme) a été dirigé par Mildenstein, puis par Wisliceny, puis par Hagen. Son rôle a été essentiel au début, pendant la période d’incubation. Après la constitution du RSHA la direction des opérations est passée au service correspondant de la Gestapo (Il B 4, puis IV D 4, puis IV B 4) dirigé par Lischka, puis par Eichmann. Notons au passage que, parmi les premiers responsables et leurs adjoints directs, plusieurs ont participé quelques années plus tard à la déportation des Juifs de France, notamment Hagen, Dannecker, Lischka et bien sûr Eichmann. A l’instar de leur maître, Heydrich, ces hommes n’étaient pas de vulgaires soudards, mais des fanatiques intelligents, souvent cultivés et supérieurement organisés. Convaincus de la nocivité des Juifs et de la nécessité de les éliminer mais sceptiques devant les manifestations d’antisémitisme primaire par trop improvisées à la Streicher, ils ont soigneusement étudié la question et se sont ralliés à la politique qui consistait à poursuivre et à aggraver progressivement la persécution légale, sans violences inutiles, pour obliger les Juifs à émigrer en abandonnant leurs biens et leur honneur à leurs persécuteurs.

Cette politique a malheureusement échoué devant la résistance conjuguée des Juifs allemands et des nations étrangères. Profondément attachés à la patrie et à la culture allemandes, persuadés au surplus qu’Hitler finirait bien par s’assagir, la majorité des intéressés ont préféré prendre leur mal en patience en attendant des jours meilleurs. Vers la même époque, la plupart des pays d’accueil fermaient leurs portes les uns après les autres, malgré les objurgations du Commissaire international aux réfugiés, Macdonald, qui a fini par démissionner en guise de protestation. Les Etats-Unis avaient depuis longtemps limité l’immigration par le système des quotas. La Suisse et la Pologne ne voulaient pas de Juifs. La France les acceptait encore, mais ils étaient mal vus et le climat se dégradait. En 1937, Hagen et Eichmann ont essayé de prendre contact avec les sionistes et ont rencontré un envoyé de la Haganah, mais cette tentative s’est heurtée à la volonté des Anglais de limiter l’immigration en Palestine. En 1938, quand la situation s’est brusquement aggravée, la proportion des Juifs allemands qui avaient eu la sagesse de partir ne dépassait pas le quart. La plupart n’allaient pas très loin. Ils n’ont même pas utilisé toutes les possibilités offertes par les quotas américains. Des centaines de milliers, voire de millions de Juifs (en comptant les pays voisins) ont payé cet aveuglement de leur vie.

L’élargissement et l’aggravation du système concentrationnaire
et de la persécution des Juifs (1938-1941)

1.- APRÈS LES PREMIÈRES AGRESSIONS ET LES PREMIÈRES VICTOIRES DES ARMÉES HITLÉRIENNES, LES CAMPS SE SONT MULTIPLIÉS

L’extension de la terreur aux pays occupés a été minutieusement préparée par le SD, dès avant la guerre. Après chaque succès de la Wehrmacht, la Gestapo et les 88 s’abattent sur les vaincus et s’emploient à briser toute velléité de résistance avec une brutalité encore accrue. En moins de quatre ans, l’appareil répressif du parti nazi s’étend à presque toute l’Europe.

Au lendemain de l’Anschluss (mars 1938), les résistants autrichiens ont d’abord été envoyés à Dachau et à Buchenwald. Mais dès l'été 1939, un détachement SS et un kommando de droits communs ouvrent le camp de concentration de Mauthausen près de Linz.

De même, après Munich et l’annexion des Sudètes (novembre 1938), un autre camp est créé à Flossenburg entre Ratisbonne et la frontière tchèque. Par la suite, après la mainmise sur la Bohême-Moravie, un nouveau camp est ouvert au Nord du pays à Theresienstadt.

En août 1939, quelques jours avant l’invasion de la Pologne, les travaux commencent par anticipation au Strutthof dans l’enclave de Dantzig. Après la chute de Varsovie, la Pologne se couvre de camps. Auschwitz, près de Cracovie, a été aménagé en 1940 pour les Polonais de Silésie et du Gouvernement général.

Après mai 1940, d’autres camps encore ont été fondés ou développés dans le Nord-Ouest de l’Allemagne à proximité des Pays-Bas, à Esterwegen, Neuengamme et Bergen-Belsen ; en Rhénanie, près de la frontière luxembourgeoise, à Hinzert et et Neubremm ; et en Alsace annexée, au Struthof-Natzweiler, près de Schirmeck. Le seul camp français, le Struthof (à ne pas confondre avec le Stutthof polonais) a été inauguré en 1941.

Quelques mois plus tard enfin, après l’entrée des Allemands en URSS, le chancre concentrationnaire s’est encore étendu aux territoires de l’Est, notamment à Majdanek près de Lublin, et plus loin encore, jusqu’en Ukraine et dans les pays baltes.

Pendant toute celle période d’expansion du système, le nombre d’arrestations et de déportations a tellement augmenté que la population totale des camps est passée de quelques dizaines de milliers d’Allemands à quelques centaines de milliers de détenus de toutes nationalités. Tous les camps ont très vite été surpeuplés malgré la multiplication des kommandos de travail et des camps annexes, dont plusieurs sont devenus autonomes et ont essaimé à leur tour, tels Dora à partir de Buchenwald et Gross-Rosen à partir de Sachsenhausen. Les difficultés croissantes d’approvisionnement, les tensions nées des différences de langue et de culture, les rapines et les exactions systématiques des SS et de beaucoup de kapos ont aggravé d’autant les conditions de vie des déportés. Dans l’ensemble, les Polonais, particulièrement méprisés et détestés, ont été les plus maltraités, du moins jusqu’à l’arrivée des premiers prisonniers de guerre russes (que les nazis n’hésitaient pas à envoyer en camp de concentration, sous prétexte qu’ils n’étalent pas couverts par les conventions de Genève non ratifiées par les Soviets). En un mot, les nazis ont fait régner la terreur partout, mais plus encore dans les pays slaves qu’ils prétendaient asservir.

2.- A PARTIR DE 1938, LA POLITIQUE ANTIJUIVE A GAGNÉ LES PAYS OCCUPES ET S’EST DURCIE PARTOUT, MAIS SURTOUT EN AUTRICHE, PUIS EN ALLEMAGNE, PUIS EN POLOGNE

Dès l’automne 1937, le journal des SS le Schwarze Korps, s’est prononcé en faveur de l’aryanisation économique. Le 10 novembre, Hitler a annoncé à son entourage, sous le sceau du secret, sa volonté " d’assurer la sécurité et l’expansion de la communauté raciale en prenant des risques ". En 1938, Goering a été chargé de l’aspect économique de la lutte antijuive, en sa qualité de responsable du Plan de quatre ans. En 1939, Himmler a été nommé commissaire du Reich aux questions raciales.

Mais l'escalade commence en réalité en mars 1938 au lendemain de l’Anschluss. En quelques semaines, les 200 000 Juifs autrichiens ont été dénoncés, brimés, rançonnés et privés de leurs droits. Les agents du SD, Hagen et Eichmann, se sont rendus à Vienne pour organiser la persécution. Eichmann est resté sur place et a fondé un Office central pour l’émigration, dont l’action consistait à pousser les Juifs au départ en multipliant les spoliations et les arrestations. Des centaines de Juifs ont été envoyés dans les camps de concentration. Ils pouvaient cependant en sortir à condition d’émigrer et de payer fort cher l’autorisation nécessaire.

Cette politique a valu à Eichmann une flatteuse réputation parmi les SS et a été aussitôt imitée en Allemagne. C’est le début d’une vague de déportations et de pillages systématiques des biens juifs. Les campagnes de boycott ont repris pour la plus grande joie de Streicher et de Rosenberg. En juin 1938, les communautés de Munich, de Nuremberg et de Dortmund ont reçu des autorités locales l’ordre de détruire leurs synagogues.

Cette fois, les Juifs s’émeuvent et commencent à songer au départ, mais les nations étrangères sont toujours aussi peu enthousiastes. Un peu plus de 100 000 Juifs ont réussi à partir entre 1938 et 1940, mais de plus en plus difficilement. Inquiet, le président Roosevelt a convoqué une conférence internationale à Evian en juillet, pour discuter des mesures à prendre. C’est un échec complet: L’URSS et l’Italie ne sont pas venues. La Pologne et les pays d’Europe Centrale voulaient, comme l’Allemagne, qu’on les débarrasse de leurs Juifs. La Suisse refusait toujours d’ouvrir ses frontières. L’Angleterre s’opposait plus que jamais à l’émigration vers la Palestine. La police suisse a même conseillé aux nazis d’indiquer la qualité de Juif sur les papiers d’identité au moyen d’un tampon spécial. Finalement la Conférence d’Evian n’a abouti qu’à de vagues recommandations et à la désignation d’un nouveau commissaire aux réfugiés aussi impuissant que le précédent. Elle a surtout conforté les nazis dans la conviction que les Alliés ne lèveraient pas le petit doigt pour défendre les Juifs.

Dès lors, les événements se précipitent. En octobre 1938, le gouvernement décide de renvoyer les 15 000 Juifs polonais qui vivaient en Allemagne dans leur pays d’origine, au grand mécontentement des Polonais. Le 3 novembre, un jeune Juif polonais dont les parents ont été compris dans cette mesure, Herschel Grynszpan, tire un coup de pistolet sur le troisième secrétaire de l’ambassade allemande à Paris, l’insignifiant Von Rath. La malchance veut qu’il ne le rate pas... Cet attentat provoque naturellement la fureur des nazis. Quelques jours plus tard, à titre de représailles, dans la nuit du 9 au 10 novembre, Streicher, Goebbels, les SA et les SS pour une fois d’accord, déclenchent un gigantesque pogrom dans toute l’Allemagne. C’est la fameuse Nuit de cristal, ainsi nommée à cause des verres de fenêtres et des vitrines de magasins brisés par les antisémites. Partout on assiste aux mêmes scènes de pillages, d’incendies et de violence aveugle. Les synagogues brûlent. Des familles entières sont arrêtées et battues avec sauvagerie. Les hommes sont envoyés à Oranienburg. à Buchenwald ou à Dachau. Le pogrom aurait fait plus de 2 000 morts et 30 000 déportés. Le soir même, Goering réunit les principaux dirigeants nazis. Le 12, il décide d’imputer toute la responsabilité aux Juifs et de les frapper d’une amende d’un milliard.

Après l’invasion de la Pologne en septembre 1939, la persécution s’abat à la fois sur les Polonais et sur les Juifs polonais. Elle est d’emblée plus brutale encore, surtout dans les provinces occidentales réunies au Reich, qui forment le Warthegau. Les premiers Einsatzkommandos (sections d’intervention SS ) traquent les élites - notables, clergé, officiers, intellectuels - et les Juifs: Ceux-ci sont naturellement battus, pillés, moqués et privés de leurs droits. Les Gauleiter du Warthegau s’efforcent de chasser les leurs vers le Gouvernement Général au grand mécontentement du Gouverneur général Franck, qui n’en veut pas. Ce dernier préfère enfermer les siens dans des ghettos improvisés et les astreindre progressivement à un travail quasi forcé pour le compte des occupants, dès 1940.

Cependant, les dirigeants nazis et les SS restent fidèles à leur politique d’émigration, bien que les portes se ferment de plus en plus. En 1939 et de nouveau après mai 1940, le gouvernement a négocié avec le Commissaire aux réfugiés et avec les Français pour tenter d’organiser l’émigration soit vers l’Amérique, soit vers Madagascar. Ces pourparlers ont échoué du fait des réticences des Alliés et du refus des nazis de laisser les Juifs emmener la moindre somme d’argent. Mais beaucoup de nazis ont continué de caresser le rêve de Madagascar. Jusqu’en 1941. Heydrich, lui, penchait plutôt vers la constitution d’une réserve juive en Pologne orientale. Pendant ce temps, la persécution bat son plein. Ce n’est pas encore la Solution finale, mais l’heure approche, la nasse se referme.

L’apogée des camps et la Solution Finale (hiver 1941-automne 1944)

1.- APRÈS L’INVASION DE LA RUSSIE, LES CAMPS CONTINUENT A PROSPÉRER ET A EMPIRER A LA FOIS. LEUR IMPORTANCE GRANDIT DU FAIT DE L’UTILISATION CROISSANTE DE LA MAIN-D’OEUVRE CONCENTRATIONNAIRE

Bien que la domination du Reich s’étende désormais à tout le continent ou presque, le réseau a été tissé si serré que le nombre de camps n’augmente plus guère. Par contre les effectifs des camps et surtout des Kommandos ont continué à gonfler, car la résistance acharnée de l’Armée rouge et le développement des luttes clandestines dans tous les pays occupés ont obligé les nazis à développer et à durcir encore la répression à l’échelle européenne.

Cette aggravation de la terreur a été rapide: dès le 7décembre 1941, un décret de l’État-Major de la Wehrmacht signé par Keitel (mais probablement inspiré par Hitler), le terrible décret Nuit et brouillard, a ordonné de déporter sans jugement et dans le plus grand secret, sans laisser filtrer aucune nouvelle, tout adversaire de l’État national-socialiste, c’est-à-dire tout résistant potentiel. L’arrivée de nombreux détenus portant sur leurs vêtements les lettres N.N. a beaucoup frappé les autres déportés. Ces lettres mystérieuses ont joué et jouent encore un grand rôle dans l’imaginaire des camps. Leur signification a donné lieu à une controverse mineure. Selon certains, il s agirait simplement des initiales de l’expression Nomen Nescio, qui s’appliquerait à ces détenus privés de nom. Tandis que pour la majorité des survivants et des historiens, il s’agit bel et bien de Nacht und Nebel, qui serait une citation d’une phrase musicale de Wagner, empruntée à une scène de l’Or du Rhin, au cours de laquelle le nain Alberich devient invisible. Ces deux explications ne sont pas incompatibles : il est possible que les nazis, dont beaucoup - à commencer par Hitler - étaient de fervents wagnériens, aient voulu donner une aura mystérieuse, un sens supplémentaire à une simple formule juridique. Quoi qu’il en soit, le décret Nuit et Brouillard a beaucoup contribué à remplir les camps jusqu’à l’effondrement final.

Un autre tournant important a été pris au cours de l’hiver 1941-1942, quand les nécessités de la guerre et le manque de main-d’oeuvre ont conduit les dirigeants SS à mobiliser la force de travail de l’immense masse des déportés au service de l’économie du Reich. Les gardiens utilisaient déjà depuis longtemps les détenus, soit pour la construction et l’aménagement intérieur des camps, soit pour travailler à l’extérieur. Ils louaient volontiers des kommandos d’esclaves à des industriels qui appréciaient cette main-d’oeuvre bon marché et corvéable à merci. Les salaires gagnés par les déportés étalent versés aux SS et allaient plus souvent dans leurs poches que dans les caisses des camps. En septembre 1941, au plus fort de l’offensive contre l’URSS, le chef du VWHA (direction des affaires économiques et financières de l’État-Major SS), Pohl, est intervenu pour mettre fin aux gaspillages et réorganiser le service du travail. En mars 1942, les camps ont été détachés du RSHA d’Heydrich et placés sous l’autorité de Pohl et du VWHA.

Ce transfert du secteur policier au secteur économique aurait pu être bénéfique, ai les 58 s’étaient souciés le moins du monde de ménager leurs prisonniers dans l’intérêt de la production. Mais tel n’a pas été le cas. Le 30 avril 1942, une note de Pohl a ordonné aux commandants des camps de faire travailler leurs hommes jusqu’à la limite de leurs forces. Au cours des mois suivants, les déportés ont été systématiquement mis à la disposition des grands patrons des industries de guerre (notamment KRUPP et I.G. FARBEN) et de l’organisation Todt. Ils étaient généralement affectés aux tâches les plus ingrates dans les pires conditions. Comme le régime disciplinaire restait par ailleurs inchangé, les chances de survie ont souvent été réduites à quelques mois, surtout dans les kommandos les plus durs tels les tunnels de Dora et d’Ebensee, les mines de sel de Helmstedt, les câbles de Monowitz et bien d’autres. Nous verrons plus loin que le développement du travail concentrationnaire a eu des effets moins négatifs dans les camps d’extermination, où il a permis à quelques hommes en bonne santé d’échapper à l’assassinat immédiat et aux sélections successives, au moins un certain temps. Par contre, les résultats ont été dans l’ensemble désastreux dans les camps de concentration proprement dits, au point qu’on a pu qualifier les instructions de Pohl de " loi d’extermination par le travail ". Au total, la plupart des camps ont été des camps d'extermination différée, des " camps de la mort lente ".
 

2.- MAIS LE FAIT MAJEUR DE CETTE PÉRIODE CRUCIALE EST LA MISE EN OEUVRE DE LA SOLUTION FINALE, C’EST A DIRE D’UN PLAN D’EXTERMINATION DES JUIFS, DOUBLÉ D’UNE TENTATIVE D’ANNIHILATION DES ÉLITES POLONAISES ET BOLCHÉVIOUES

La décision de passer aux actes peut paraître dans la logique des discours véhéments et des appels au meurtre proférés chaque jour ou presque depuis plus de vingt ans par tous les grands nazis. Elle tranche pourtant singulièrement avec la politique d’un réalisme cynique qu’ils ont adoptée et à laquelle ils se sont tenus entre 1933 et 1940. Au cours de l’hiver 1940, le gouvernement et les SS poussaient encore à l’émigration. Le tournant, le saut, ne s’est sans doute pas fait en un jour, ni sans hésitations.

Nous avons déjà vu que la politique antijuive s’est progressivement durcie à partir de 1938. On pourrait d’ailleurs dire la même chose de la politique antislave. Un pas de plus a été fait au début de la guerre et à peu prés au même moment en Allemagne et en Pologne. En Allemagne, Hitler a ordonné la liquidation des aliénés, des malades incurables et des bouches inutiles en septembre 1939. En Pologne, les premiers Kommandos SS ne se sont pas contentés d’enfermer les Juifs et les Polonais dans les ghettos et dans les camps. Ils ont commencé à les massacrer et à les décimer, de manière encore artisanale.

La réalisation du plan " Euthanasie ", qui devait rester secret, a été confiée à des médecins SS sous le contrôle de fonctionnaires de la Chancellerie du Reich. Six centres ont été aménagés à cet effet. Les malades qui y étaient envoyés étaient tués dès leur arrivée, le plus souvent par une simple piqûre. Mais quelques-uns ont été gazés, car c’est là qu’ont été expérimentées les premières chambres à gaz. Les familles étaient ensuite avisées que les victimes étaient décédées des suites de leur maladie. Mais comme personne n’était dupe, l’émotion du public et les protestations des évêques ont obligé les nazis à reculer (du moins en paroles. car l’euthanasie a continué plus discrètement pendant toute la guerre et a fait près de 100 000 victimes). De même en Pologne, les excès des SS ont suscité de vives réactions du gouverneur Franck et de généraux comme Von Blaskowitz, qui ne s’embarrassaient pas de considérations humanitaires mais qui trouvaient ces désordres déplorables pour le moral de la troupe et pour la discipline. Compte tenu de ces incidents, le génocide a été organisé hors d’Allemagne et dans le plus grand secret, sur le front russe puis en Pologne dans des régions retirées.

La décision initiale a été prise au printemps 1941 pendant la préparation de l’offensive contre l'URSS. Les raisons de cette escalade sont à la fois mystérieuses et relativement aisées à élucider. Outre le fait que la politique d’émigration avait échoué, il faut certainement tenir compte de la profondeur de l’antisémitisme, de la paranoïa du groupe dirigeant et de la conjoncture internationale. Hitler avait toujours fait preuve jusque là d’un certain réalisme et même d’une certaine prudence jusque dans ses agressions. En rompant avec Staline, il brûle ses vaisseaux et perd désormais toute mesure. C’est le début d’une lutte à mort pour la domination du monde, qui implique dans son esprit l’anéantissement de tous ceux qu’il considère comme des adversaires irréconciliables et démoniaques.

Quatre Einsatzgruppen (groupes d’intervention SS) ont été chargés de suivre les armées allemandes et de liquider les Juifs, les commissaires politiques et les partisans. Ces unités très spéciales ont assassiné des centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, avec l’aide de soldats de la Wehrmacht et de milices auxiliaires recrutées parmi les antisémites locaux en Ukraine et dans les pays baltes.

Après ces brillants débuts, l’extension du génocide à tous les juifs d’Europe a été décidée dans la foulée. Le 30 juillet 1941, Goering a confié à Heydrich le soin de préparer " une solution finale de la question juive dans les territoires européens sous l’influence allemande". Il semble qu’Heydrich ait d’abord envisagé de déporter les Juifs au-delà de Lublin, dans la zone d’action des Einsatzgruppen. Mais Himmler en a décidé autrement vers la fin de l’été 1941. Nous savons par les témoIgnages d’Eichmann et du commandant d’Auschwitz, Hoess, qu’il a ordonné d’organiser le massacre en Pologne, dans des camps spéciaux (Belzec, Chelmno, Sobibor, Treblinka) et dans des camps de concentration prévus pour les Polonais, qui ont été transformés en camps " mixtes " et le sont restés jusqu’à la f in de la guerre (Auschwitz, Majdanek et le Stutthof). La mise en œuvre a été rapide. Le 20 janvier 1942, Heydrich a réuni une quinzaine de hauts dignitaires du régime à Wannsee près de Berlin, pour organiser l’acheminement de tous les Juifs des pays occupés vers les camps d’extermination polonais. Les premiers convois formés en Allemagne étaient déjà en route. Ils se sont multipliés un peu partout à partir du printemps 1942. La machine était désormais lancée. Elle a fonctionné à plein rendement jusqu’à l’automne 1944.
 

La crise finale et les derniers soubresauts (automne 1944-mai 1945)

Le système concentrationnaire et les camps d’extermination ont duré aussi longtemps que la puissance nazie et se sont effondrés en même temps que la Wehrmacht. Les premières lézardes apparaissent en Pologne, quand les grands coups de boutoir de l’Armée rouge ont permis de libérer la Russie en 1943, puis la Pologne orientale au cours du premier semestre 1944. Majdanek et les camps situés le plus à l’Est ont été libérés en juillet 1944. Les Russes ont malheureusement dû stopper tout l’été derrière la Vistule pour refaire leurs forces. L’offensive n’a repris qu’à la fin de 1944 -beaucoup trop tard pour porter secours aux insurgés de Varsovie - Elle ne s’est arrêtée cette fois qu’à Berlin. Auschwitz a été libéré chemin faisant le 27 janvier 1945. A l’Ouest, les opérations ont été nettement plus lentes. Après la libération de la France en 1944, le front s’est stabilisé sur le Rhin. Les Alliés n’ont réussi à percer qu’en mars 1945. Du coup, la grande majorité des camps de concentration allemands n’ont été libérés qu’au printemps 1945.

La défaite a provoqué chez les bourreaux des attitudes contradictoires et très controversées. Beaucoup de rescapés et quelques historiens sont persuadés qu’Himmler aurait ordonné en novembre 1944 de détruire les camps et de liquider les survivants pour ne laisser aucune trace. D’autres croient au contraire que le même Himmler aurait mis fin à la Solution Finale et aux exécutions sommaires, pour se présenter en meilleure posture dans les conversations qu’il souhaitait avoir avec les Alliés occidentaux. En l’absence de tout document écrit, il est difficile de trancher entre Ces deux thèses. De toute manière, il est probable que l’effondrement a provoqué une grande confusion et que les attitudes ont dû être très différentes d’un camp à l’autre.

Quoi qu’il en soit, le sort des déportés a été très variable. En Pologne, plusieurs camps d’extermination ont été fermés et rasés dès 1943, pour la simple raison qu’ils avaient rempli leur tâche. Aussi y a-t-il fort peu de rescapés de Treblinka, de Sobibor ou de Chelmno: à peine quelques fugitifs évadés à la faveur d’une révolte. Par contre, l’ensemble Auschwitz-Birkenau a continué à fonctionner. Le rendement maximum a été atteint avec l’extermination des Juifs hongrais pendant l'été 1944. Les gazages n ont été interrompus qu’après la révolte du Sonderkommando qui a endommagé un des grands blocs crématoires -chambres à gaz, mi octobre 1944. Quand l’Armée rouge a déferlé en janvier 1945, les survivants valides d’Auschwitz et des autres camps polonais ont été évacués vers Buchenwald et vers les camps allemands, mais dans des conditions épouvantables: à pied ou en wagons découverts sous la neige. Beaucoup sont morts en route ou en arrivant à destination.

En Allemagne, la situation a presque partout empiré au cours des derniers mois, par suite de la disette, du typhus, de la surpopulation liée à l’arrivée des rescapés des camps polonais et de la nervosité croissante des gardiens. Dans certains camps le pouvoir des nazis devient plus léger. Dans d'autres et dans de nombreux kommandos durs, les derniers mois sont marqués par une brusque recrudescence des brutalités et des liquidations sommaires. Quand les Alliés arrivent enfin, ils ne trouvent très souvent que des monceaux de cadavres et des squelettes vivants, dont beaucoup n’ont pas survécu à la joie de la Libération.

Quelques semaines plus tard, l'opinion mondiale découvre à son tour la réalité des camps et du même coup ce qu’a été vraiment le nazisme. Pour beaucoup, pour la majorité peut-être, malgré tout ce qui a déjà été dit et écrit sur le sujet, c’est une révélation, qui surprend d’autant plus que trop de gouvernements ont longtemps prôné qu’il était possible de coexister, voire de collaborer avec les nazis.

François Delpech , Historiens et géographes, no 273, Mai-juin 1979.
revue de l’Association des Professeurs d’Histoire et de Géographie de l’Enseignement Public (APHG)
issn 00 46 75 x
numérisé pour le site du Cercle d’étude de la déportation et de la Shoah
par D Letouzey le 14/06/2000