Amicale d'Auschwitz
    Association des professeurs d'histoire et de géographie (APHG)



CERCLE d'ETUDE
de la DEPORTATION et de la SHOAH

Historiens et Géographes, no 273, mai - juin 1979
revue de l’Association des Professeurs d’Histoire et de Géographie de l’Enseignement Public (APHG)
Informations générales, p 591-635

LA PERSECUTION NAZIE ET L’ATTITUDE DE VICHY

par François Delpech,
Professeur au Centre Régional d’Histoire religieuse, Université de Lyon II

II - LA PERSÉCUTION DES JUIFS EN FRANCE
ET L’ATTITUDE DU GOUVERNEMENT DE VICHY

Le nazisme a sévi aussi en France. Le gouvernement Pétain a accepté de collaborer avec le régime nazi. Nous ne pouvons pas ne pas en parler. Toutefois, les crimes nazis sont trop nombreux et la question de l'attitude de Vichy est trop complexe pour être traitée ici sous tous leurs aspects. Je bornerai mon propos à la seule persécution des Juifs et à l’attitude de Vichy sur ce point précis. Cette attitude a été abominable.

La situation à la veille de la guerre

Le nombre de Juifs a plus que doublé, presque triplé, entre les deux guerres. Nous n’avons pas de statistiques officielles: on ne comptait pas les Juifs à part. Mais nous avons de bonnes estimations. Il y avait environ 120 000 juifs en France en 1914, dont près de 40 000 étrangers venus de l’Est par vagues successives depuis le réveil de l’antIsémitisme et la reprise des pogroms en Europe Centrale et Orientale vers 1881. Il y avait en outre 30 000 Juifs en Alsace-Lorraine et 70 000 en Algérie.

Après la victoire de 1918 qui a permis la réintégration des Alsaciens-Lorrains, l’immigration a repris avec la multiplication des crises et l’aggravation de l’antisémitisme dans toute l’Europe Centrale et Orientale. Les immigrants se sont arrêtés plus nombreux en France où l’on avait besoin de main-d’œuvre en raison de la dépopulation (du moins jusqu’à la grande récession de 1931), tandis que les principaux pays d’accueil se fermaient les uns après les autres, des quotas américains (1921-1924) aux Livres blancs palestiniens (1930-1939). Plus de 150 000 Juifs se sont fixés en France, le plus souvent à Paris, venus d’abord et surtout de Pologne (les Polaks ) mais aussi de Russie, d’Ukraine, de Turquie, de Hongrie, puis de Roumanie et enfin d’Allemagne et d’Autriche (en plus petit nombre). Il faut noter également que les arrivées successives ne constituaient qu’une faible partie, moins de 10 % de l’immigration générale, puisque le nombre total d’étrangers résidant en France est passé de 1150000 en 1911 à près de 3000000 en 1931, pour diminuer légèrement ensuite jusqu’à l’arrivée des réfugiés espagnols.

En 1939, il y avait donc un peu plus de 300 000 Juifs en France, dont près de 200 000 à Paris, ce qui ne représentait que 0,75% de la population française (mais près de 4 % à Paris). Ces chiffres ont encore augmenté en 1940 avec l’exode des Juifs belges et hollandais et l’expulsion des Juifs du Pays de Bade et du Palatinat, qui ont porté le total à près de 340 000, dont deux tiers d’étrangers. En même temps commençait le reflux de la zone occupée vers la zone libre.

Avec l’immigration, le judaïsme français s’est diversifié et divisé. Au lieu de s’intégrer dans les communautés autochtones, chaque nouvelle vague de réfugiés a formé ses propres groupes et a gardé ses traditions particulières. A travers la multiplicité des structures communautaires religieuses et profanes, deux groupes sociaux, deux cultures, deux types de Juifs se sont opposés avec âpreté, surtout à Paris où les étrangers étaient beaucoup plus nombreux que partout ailleurs. Ce phénomène se serait sans doute atténué avec les années, mais le temps a manqué.

Les Français " Israélites " et les immigrés anciens étaient parfaitement intégrés et assimilés, mais ils étaient souvent déjudaïsés ou en voie de déjudaisation. Souvent aisés, très fiers d’être Français, ils restaient très attachés à la solution française de l’assimilation. Pour la plupart d’entre eux, le judaïsme n’était pas un phénomène national, ni même une culture, mais une simple confession religieuse parmi d’autres, dont beaucoup s’étaient d’ailleurs détachés. Ils se retrouvaient en principe dans les grandes synagogues consistoriales du XIX siècle dirigées par des rabbins et des notables respectables et cultivés, presque tous anciens combattants. Mais ces synagogues étaient souvent désertées, surtout par les plus jeunes, malgré tous les efforts des rabbins pour développer une instruction religieuse qui n’était plus guère donnée à la maison. Il y avait aussi parmi eux quelques riches et quelques escrocs que les antisémites montaient en épingle.

Les immigrés récents étaient au contraire presque tous pauvres ou très pauvres, et peu intégrés. Cela ne les empêchait pas d’être très attachés eux aussi à la patrie des Droits de l’Homme, ou du moins à l’idée qu’ils persistaient à s’en faire malgré bien des déconvenues. Mais leur judaïsme était beaucoup plus vivant. ils rejetaient généralement l’assimilation totale à la française et se défiaient des israélites français considérés comme des Juifs honteux, qui, de leur côté, n’étaient pas très fiers de ces cousins encombrants et peu reluisants.

En 1939, les étrangers restaient donc isolés par la médiocrité de leur condition sociale, par leur mauvaise connaissance du français et par leur propre fierté. Ils habitaient les mêmes quartiers et se retrouvaient dans de petites synagogues improvisées, dans de multiples associations d’originaires (Amis de Brest-Litovsk, Union des Bessarabiens, Enfants de Lublin, Société de Galicie, de Lithuanie, etc.) dans des commissions syndicales et dans des sociétés de secours mutuels, les unes et les autres très vivaces et très attachées à leurs traditions et à leur indépendance.

Avec la montée du nazisme, un certain rapprochement s’est opéré: d’abord entre les immigrés, dont les associations se sont regroupées dès 1928 au sein de la Fédération des Sociétés Juives de France; puis entre les autochtones et les étrangers dont les dirigeants les plus lucides ont commencé à collaborer dans le cadre d’une œuvre d’assistance et d’un comité de défense, le Comité d’aide aux réfugiés (CAR) et la Ligue Internationale contre l’antisémitisme (LICA) du journaliste Bernard Lecache. Mais ce rapprochement restait limité et fragile, car la plupart des Juifs sous-estimaient encore la gravité du péril.

Il est bien difficile de savoir ce que les Français pensaient exactement des Juifs et de l'immigration avant mal 1940. Les vieux préjugés religieux et l’antisémitisme vulgaire à la Drumont persistaient sans doute dans le monde catholique et dans la petite bourgeoisie, lis ont été réactivés très tôt par l’antisémitisme doctrinaire de l’Action Française qui a influencé toute la droite et surtout par le développement de la xénophobie très sensible dans tous les milieux, en particulier dans les milieux populaires depuis que la grande crise mondiale a touché la France vers 1932. L’idée que les étrangers étaient responsables du chômage et des difficultés sociales et politiques était très répandue. Un des principaux thèmes de l'extrême-droite et de bien des démagogues consistait à dénoncer les Juifs et les judéo-bolcheviks et à les accuser indistinctement de tous les malheurs de la France. Le " rassemblement anti-juif " de Darquier de Pellepoix n’était qu’un des nombreux groupuscules qui répandaient ces accusations dont plusieurs étaient financés par les nazis. Une de leur cibles favorites, Léon Blum, était souvent présenté comme un agent de la prétendue Internationale juive.

Ce déferlement de haine a suscité de vives protestations dans les milieux de tradition républicaine et au sein des églises, notamment chez les protestants et chez les artisans du renouveau catholique. Mais cette réaction est venue bien tard et semble minoritaire. Le racisme et l’extrême antisémitisme de type nazi étaient généralement désapprouvés comme exagérés, mais l’antisémitisme banal et la xénophobie restaient très répandus et étaient véhiculés par une partie de la grande presse (notamment Gringoire et Je suis partout mais, aussi Le Jour et même Le Matin.

Ils se sont encore aggravés après le désastre de 1940. L’idée que les Judéo-bolcheviks et autres étrangers auraient joué un rôle maléfique dans la genèse du désastre est un des thèmes les plus populaires de la Révolution nationale.

Les premières mesures contre les Juifs (1940-1941)

En zone occupée, la persécution commence dès l’arrivée des troupes allemandes. En Juin 1940, le SS Standartenführer Knochen installe à Paris un kommando spécial de la Gestapo chargé notamment du règlement de la question juive. En juillet-août, c’est l’expulsion des Juifs d'Alsace-Lorraine et le début de la propagande raciste. Le 27 septembre, la Première Ordonnance du Commandant militaire allemand promulgue un statut des Juifs, dont le but est de marquer les victimes. Il comporte une définition du Juif un peu moins stricte que la définition de la loi allemande de 1935 qui considérait comme Juif tout individu ayant deux grands-parents de confession Israélite. Dans le statut du 27 septembre est considéré comme Juif tout individu professant la religion israélite ou ayant trois grands-parents de confession israélite. Les juifs sont d’autre part exclus des emplois publics et des grandes fonctions économiques. Interdiction est faite à ceux qui ont fui en zone Sud de repasser la ligne de démarcation. Ceux qui restent doivent se faire recenser. En un mot, les Juifs sont jetés à la rue et dénombrés: le filet est tendu.

En octobre, le bureau IV B 4 de la Direction centrale de la Gestapo dirigé par Eichmann envoie à Paris, pour prendre la direction des opérations, un spécialiste, le SS Hauptsturmführer Dannecker. Suivent toute une série d’ordonnances discriminatoires ou spoliatrices, jusqu’à l’amende du milliard imposée à tous les Juifs de France en 1941.

En zone dite libre, le gouvernement paternel du Maréchal ne traîne pas non plus. En juillet 1940, un décret ordonne la révision des naturalisations postérieures à 1927. En août, le décret Marchandeau qui permettait de réprimer les injures racistes est abrogé. Le 3 octobre c’est le statut des Juifs préparé par le ministre de la Justice, le maurrassien Alibert. Il donne une définition du Juif proche de la loi allemande de 1935: est considéré comme Juif tout individu professant la religion israélite ou ayant trois grands-parents de race juive ou deux si le conjoint est juif. Les Juifs sont exclus d’un certain nombre d’emplois publics et de grandes fonctions économiques avec certaines exceptions pour les anciens combattants et pour ceux qui ont rendu des services exceptionnels. Il ne manque que le recensement.

Le lendemain le gouvernement décidait de faire interner ou assigner à résidence les apatrides et les étrangers suspects de " race juive ". Dans ce domaine, la Troisième République avait donné l’exemple en faisant interner les réfugiés allemands à Gurs, comme de vulgaires Espagnols. Vichy a fait mieux: 40000 Juifs étrangers ont été internés dans des camps situés pour la plupart dans le Sud-Ouest (Ours, Noé, Recebedou, Rivesaltes, Saint-Cyprien, le Vernet) ou dans le Sud-Est (Agde, les Milles) et dans le Limousin (Nexon).

Suivent, en zone occupée, toute une série d’ordonnances discriminatoires ou spoliatrices, bientôt étendues à l’Algérie et aux colonies. L’application de ces mesures laissant à désirer, un Commissaire général aux Questions juives est créé en mars 1941 à la demande des Allemands et de Darlan. Il est confié à Xavier Vallat qui se défend de vouloir persécuter les Juifs et prétend exercer un antisémitisme d’État à la française, pour mettre fin à l’influence dissolvante des étrangers.

Sous l’impulsion de Vallat, le Commissariat se consacre surtout à l’aryanisation économique, mais ses activités ne se bornent pas là. Le 2juin 1941 est promulgué un second statut plus strict que le premier. Il étend la qualité de Juif à tous les individus qui professaient la religion Israélite avant juin 1940. La liste des emplois interdits est élargie à toute la fonction publique ou presque et aux métiers de l’information, de l’édition, du spectacle, de la banque et des assurances. Les exceptions accordées aux anciens combattants sont presque toutes supprimées. Le même jour, une autre loi ordonne un recensement général dans les deux zones. Au cours de l’été 1941, le numerus clausus est institué pour le barreau (2 %), les professions médicales (2 %) et les étudiants des Universités (3 %). En Algérie, il est étendu au primaire et au secondaire. En octobre le gouvernement crée une police aux questions juives, la PQJ, qui va recruter surtout des antisémites et des individus douteux. Le 29 novembre enfin, toutes les organisations juives sont dissoutes, à la seule exception du Consistoire central considéré comme purement confessionnel. Elles doivent être remplacées par une Union générale des Israélites de France ou UGIF placée sous le contrôle du Commissariat.

La création de l’UGIF a été voulue par Dannecker qui entendait associer les Juifs à leur propre élimination, comme dans tous les pays occupés. Vallat, d’abord réticent, a dû s’incliner. Il ne faudrait pas en conclure pour autant que les autres mesures antijuives de Vichy lui ont été imposées par les Allemands. Vichy a eu sa propre politique d’inspiration maurrassienne et xénophobe et est même allé au-devant des exigences allemandes en édictant très tôt l’internement des étrangers et une législation impitoyable. Les Allemands n’ont imposé leur propre politique que le jour où ils ont commencé à organiser la mise en œuvre de la Solution Finale au début de 1942.

Il est assez difficile de savoir comment les Français ont réagi à cette politique, car la presse n’était pas libre. Les journaux ne pouvaient qu’approuver ou se taire. Pour autant que nous puissions nous rendre compte, les premières réactions ont été très diverses. Elles vont de l’acquiescement sans réserve à la désapprobation et à la résistance active en passant par toute une gamme d’attitudes intermédiaires, dont la plus répandue est le silence embarrassé. Les réactions favorables ont été plus fréquentes au début pendant la période d’adhésion fervente au Maréchal. Dans son allocution pascale d’avril 1941, l'évêque de Grenoble, Mgr Caillot, félicitait " l’homme providentiel " (Pétain) d’avoir frappé les francs-maçons et " cette autre puissance non moins néfaste des métèques, dont les Juifs offraient le spécimen le plus marqué "(sic). L’embarras est venu ensuite, quand l’enthousiasme est retombé dans le courant de 1941. La désapprobation, immédiate chez les plus lucides, s’est généralisée en 1942. La résistance, elle, est toujours restée minoritaire. Quelques Français ont commencé à aider les Juifs. Ils n’étaient pas très nombreux, surtout au début.

Le Juifs eux-mêmes ont été pris au dépourvu. Certains ont protesté auprès du gouvernement, mais beaucoup n’ont pas réalisé pleinement la gravité du danger et ont continué à faire confiance au Maréchal pour les défendre, surtout parmi les Français de vieille souche. Une petite partie d’entre eux, environ 10 %, a compris qu'il valait mieux se faire oublier et ne pas se déclarer au recensement. Mais la plupart des dirigeants ont accepté de se fondre dans le cadre de l’UGIF, pour pouvoir continuer à aider leurs corréligionnaires par des moyens autorisés. Seuls les plus lucides et une poignée de jeunes ont commencé à sa cacher et à entrer en contact avec les premiers résistants.

Les rafles de 1942

Pendant qu’on discutait encore de la politique de Vichy en zone Sud, la situation s’aggravait déjà à Paris où la chasse aux Juifs a commencé dès 1941, à l’instigation de Dannecker, mais avec le concours du Commissariat aux Questions juives et de la Préfecture de Police. Plus de 3 700 Juifs allemands, tchèques et polonais ont été arrêtés en mai. La première grande rafle ouverte a eu lieu en août à Belleville et dans le X1 arrondissement. Comme les camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande étaient déjà pleins, il a fallu ouvrir Drancy. Une seconde rafle a suivi en décembre après les premiers attentats communistes les Allemands ont répliqué par les premières exécutions d’otages " judéo-boloheviks ", par l’amende du milliard et par l’arrestation de 1000 notables et intellectuels presque tous français, qui ont été envoyés à Compiègne.

Mais le tournant essentiel se situe au printemps 1942, après la conférence de Wannsee où a été décidée la mise en oeuvre de la solution finale. C’est naturellement Dannecker qui est chargé de l'exécution en France (et en Belgique). Il est aidé par les services de la Gestapo dirigés par Knochen et son adjoint Lischka et par l’ensemble de l’appareil répressif allemand, qui est confié en avril à un commandant supérieur des SS et de. la Gestapo, le SS Brigadeführer Oberg et son adjoint le SS Sturmbannführer Hagen.

Dès mars et mai, les premiers convois partent des camps de la zone Nord vers Auschwitz. Mais cela ne suffit pas: il faut obtenir livraison des internés de la zone Sud et de nouvelles arrestations.

Pour parvenir à ses fins, Dannecker profite de l’affaiblissement de Vichy au moment où les Allemands exigent et obtiennent le remplacement de Darlan par Laval, le 16 avril, il exige et obtient la destitution de Vallat jugé anti-allemand et peu maniable, dès le 19 mars; puis son remplacement par un antisémite totalement acquis à la Collaboration, Darquier de Pellepoix, le 6 mai.

Le 1er juin, le Commandement militaire impose en zone Nord le port de l’étoile jaune " dès l’âge de six ans révolus". La mesure ne sera pas étendue à la zone Sud malgré les efforts de Darquier de Pellepoix, mais elle sera remplacée un peu plus tard par l’apposition du mot " Juif " sur les cartes d’identité.

Le 1er juin, au cours d’une nouvelle réunion à Berlin, Eichmann et Dannecker décident que la France devra livrer 100 000 Juifs. Les négociations commencent tantôt avec Laval, tantôt avec le secrétaire général à la Police Bousquet, tantôt avec Darquier. Elles durent prés d’un mois. Laval, à son habitude, marchande. Pour sauver les Français, il accepte de livrer les apatrides et certains étrangers. Pour faire nombre, il propose de livrer les enfants, que les nazis ne demandaient pas. Dannecker en réfère à Eichmann qui accepte. Finalement, le 8 juillet, Darquier s’engage à livrer 22 000 apatrides ou étrangers de zone Nord et 10 000 de zone Sud.

Dans les jours qui suivent, les arrestations et les déportations se multiplient. Les 16 et 17juillet, c’est la grande rafle de Vel’d’Hiv :13 000 arrestations, dont plus de 4000 enfants. A partir du 2 août, les internés des camps du Midi sont entassés dans des wagons à bestiaux et dirigés vers Drancy pour être livrés aux Allemands. Dans la seconde quinzaine d’août, les rafles gagnent la zone Sud. Les 26 et 27août, c’est le tour de Lyon et de Marseille.

Ce n’est pas tout: après chaque départ de Drancy, les nazis réclamaient de nouvelles victimes. Les rafles ont donc continué, plus discrètes, par nationalités. Jusqu’en juillet-août 1942, les plus visés ont été les apatrides, les Allemands. les Autrichiens, les Tchèques, les Polonais et les Russes. En août-septembre, c’est le tour des Roumains, des Bulgares, des Yougoslaves. des Néerlandais, des Belges, des Luxembourgeois et en novembre des Grecs. Du moins en principe, car en réalité on arrêtait un peu tout le monde, y compris des Juifs français.

La multiplication des rafles à Paris, puis en zone Sud a provoqué dans tout le pays une très vive émotion, du moins chez ceux qui ont été témoins des arrestations ou qui ont été mis au courant malgré une censure très rigoureuse.

L’opinion ne réalisait pas encore que les déportés étaient déportés pour être exterminés jusqu’au dernier. Même les déportés ne le savaient pas. A quelques rares exceptions près, ils croyaient qu’on les emmenait dans des camps de travail en Pologne (" à Pitchipoï ", disait-on à Drancy). La rumeur n’a commencé à se répandre qu’après les grandes rafles de l’été. Beaucoup ont d’ailleurs refusé d’y croire et c’était en effet difficile à croire.

L’indignation a néanmoins été très grande, car Pitchipoï était déjà abominable. Après, rien ne sera plus comme avant. Mais l’émotion n’a pas mis fin aux clivages antérieurs. du moins pas tout de suite. Au début, tandis que les premiers résistants se sentaient confirmés dans leur volonté de résister, les dirigeants juifs et non juifs traditionnels se sont tournés une dernière fois vers Vichy, ce qui montre bien combien Vichy a pu taire illusion. Il a fallu tout le courage d’un grand prélat, Mgr Saliège et de nombreuses interventions discrètes des résistants pour que plusieurs évêques rompent enfin le silence et protestent publiquement. Un certain nombre de Français de toutes opinions ont aidé des Juifs à se cacher Mais la Résistance politique et militaire ne s’est vraiment développée qu’en 1943, après Stalingrad et après le STO.

La chasse aux survivants (1943-1944)

La situation s’est encore aggravée après l’invasion de la zone Sud qui a permis à la Gestapo d’étendre son pouvoir dans toute la France, sauf dans la zone concédée aux Italiens à l’Est du Rhône.

Au début les rafles ont continué surtout dans les grandes villes, toujours par nationalités. Aux catégories déjà frappées viennent s’ajouter successivement les Hongrois, les Suisses, les Espagnols, les Portugais, les Danois, les Norvégiens, les Suédois et les Italiens. La chasse s’étend d’autre part dans les villes moins importantes et jusque dans les campagnes. Les exigences allemandes se heurtent de plus en plus à la mauvaise volonté croissante des administrations, de la police et de la gendarmerie.

Mais qu’à cela ne tienne. La Gestapo commence à intervenir directement. Et comme elle ne connaît pas suffisamment le pays, elle demande et obtient l’aide de la Milice et des groupes collaborationnistes.

Mais ce n’est toujours pas assez. En mars 1943. le successeur de Dannecker, le SS Obersturmführer Röthke constate avec dépit que 49 000 Juifs seulement ont été déportés. En mai, un autre homme d’Eichmann, le SS Hauptsturmführer Brunner est envoyé à Drancy pour accélérer les déportations. De leur côté. Oberg et Röthke se tournent vers le gouvernement de Vichy et s’efforcent d’obtenir de nouvelles dénaturalisations. Ils sont soutenus par Darquier, mais ce dernier est complètement discrédité. Après plusieurs mois de marchandages, ils se heurtent cette fois à un refus de Pétain et de Laval sensibles aux réactions de l’opinion et aux démarches des Églises. Mais les interventions directes de la Gestapo deviennent de plus en plus fréquentes. Dès lors, les arrestations et les exactions se multiplient et les Juifs français sont de moins en moins épargnés.

Pourtant le pire n’est pas encore atteint, car il subsiste encore une région épargnée, vers laquelle se tournent tous les regards c’est la zone d’occupation italienne, qui comprend la Savoie, le Dauphiné, les Alpes et le Var. L’antisémitisme n’a jamais été très virulent en Italie. Dès le début de la guerre, les Italiens ont essayé de protéger leurs Juifs. En décembre 1942, ils ont interdit à la police française de procéder aux arrestations demandées par Vichy. Devant les protestations véhémentes des Allemands, un Inspecteur général de police, Lo Spinoso, a été envoyé à Nice, pour s’occuper de la question juive, en avril 1943. Mais il s’est immédiatement entendu avec les organisations juives animées par le banquier Donati et il les a aidées à organiser l’accueil des réfugiés. Une maison d’accueil très correcte a été ouverte à Megève. Des pourparlers ont même été engagés avec le Vatican par l’intermédiaire d’un Capucin, le célèbre P. Marie-Benoît, pour préparer l'évacuation des réfugiés hors de France.

Cette possibilité d'évasion a malheureusement disparu après la chute de Mussolini et le changement de camp de l’Italie. Les Allemands ont envahi la zone italienne en septembre 1943 et ont aussitôt sonné l’hallali. Le commandant de Drancy, Brunner. est venu diriger les opérations en personne. Toute la région a été ratissée systématiquement: en premier lieu Nice, puis la Savoie et le Dauphiné, puis les régions périphériques.

Face à ces coups répétés et au blocage systématique des frontières, les réseaux d’aide aux Juifs ont tenu le plus longtemps possible, mais ont souvent été désorganisés par les arrestations. Les survivants ont rejoint les maquis FFI et FTP. Mais les rafles et les déportations ont continué jusqu’à la fin. L’ultime convoi est parti de Lyon en août1944, portant le nombre de déportés pour la France à près de 80 000.

Les derniers mois de la guerre ont été les plus durs. Les progrès de la Résistance, le débarquement, l’insurrection du Vercors provoquent d'autre part une répression aveugle. Les exécutions d’otages, les tortures et les assassinats se multiplient et frappent indistinctement Juifs et résistants, communistes et chrétiens, patriotes et simples passants.

Près de 30 000 otages auraient été exécutés en France pendant la guerre. Le nombre et la ventilation exacte des morts au maquis et des exécutions sommaires n’est pas connu avec certitude, mais il est sûr que les Juifs ont payé un lourd tribu, ce qui porte le nombre de disparus victimes de la persécution nazie à plus de 80 000 sur 300 à 340000. La réaction de l’opinion après 1942 et l’attitude courageuse d’un certain nombre de Français ont permis de sauver entre 220 et 250 000 Juifs. Il n’en reste pas moins que près de 80000 déportés et quelques milliers de résistants et d’otages ont été livrés aux bourreaux sur ordre du gouvernement de Vichy au avec sa complicité active.
 

François Delpech , Historiens et géographes, no 273, Mai-juin 1979.
revue de l’Association des Professeurs d’Histoire et de Géographie de l’Enseignement Public (APHG)
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numérisé pour le site du Cercle d’étude de la déportation et de la Shoah
par D Letouzey le 14/06/2000