Amicale d'Auschwitz
    Association des professeurs d'histoire et de géographie (APHG)


CERCLE d'ETUDE
de la DEPORTATION et de la SHOAH

Historiens et Géographes, no 273, mai - juin 1979
revue de l’Association des Professeurs d’Histoire et de Géographie de l’Enseignement Public (APHG)
Informations générales, p 591-635

LA PERSECUTION NAZIE ET L’ATTITUDE DE VICHY

par François Delpech,

Professeur au Centre Régional d’Histoire religieuse, Université de Lyon II

III TRAVAUX ET CONTROVERSES :

Sources et travaux :

Contrairement à ce qu'on pouvait craindre à la Libération, les historiens disposent aujourd’hui, pour faire l’histoire du nazisme et de la persécution nazie, de sources certes lacunaires, dispersées et hétérogènes, mais malgré tout assez abondantes et de bonne qualité. Les nazis ont bien essayé de maquiller puis de détruire leurs archives et toute trace de leurs crimes. Mais les armées alliées ont pu récupérer l’essentiel des dossiers politiques et administratifs et une partie des archives de la Gestapo et des camps. Ces archives ont été abondamment utilisées, microfilmées et déposées dans les grands dépôts des pays alliés et dans les centres de documentation spécialisés dont l'accès est en général largement ouvert. Les documents essentiels peuvent être aisément trouvés notamment à Arolsen en Allemagne Fédérale, au Musée d’Auschwitz, à l’institut Yad Vashem de Jérusalem et au Centre de Documentation juive Contemporaine de Paris, qui possède notamment les papiers Rosenberg et les archives de la Gestapo française. Les lecteurs intéressés pourront trouver des indications détaillées sur les ressources de ces collections dans tous les bons ouvrages de base sur la Seconde Guerre mondiale et surtout dans la thèse complémentaire ronéotypée d’Olga Wormser-Migot Essai sur les sources de l’histoire concentrationnaire nazie, INRDP 1968.

Les témoignages des survivants constituent une seconde catégorie de sources indispensables, mais à utiliser avec précaution. Les anciens déportés sont pratiquement les seuls à pouvoir parler avec justesse de ce qu’a été vraiment l’enfer concentrationnaire, que les historiens ont beaucoup de peine à imaginer. Mais justement parce que c’était l’enfer et sauf exception rarissime, ils ne pouvaient pas enquêter tranquillement, prendre des notes et encore moins établir des dossiers. Leurs textes sont souvent de l’ordre du cri, plus que de la description clinique. En outre, beaucoup ont été ballottés de camp en camp et ont vécu avec des camarades qui avaient connu encore d’autres camps. Même chez les meilleurs, il arrive que les souvenirs se brouillent ou que certaines informations soient de seconde main, d’où quelques erreurs bien compréhensibles. Les aveux des nazis aux divers procès de criminels de guerre sont généralement encore plus sujets à caution et doivent être critiqués de près. Cela dit, il existe d’excellents récits de déportés, notamment L. Alcan, Sans armes et sans bagages; E. Michelet, Rue de la liberté: Dachau; G. Tillion, Ravensbrück, à lire dans la seconde édition soigneusement revue par l’auteur; et surtout G. Wellers, De Drancy à Auschwitz, à lire également dans la seconde édition revue, augmentée et intitulée L’Étoile latine à l’heure de Vichy, qui est une véritable somme sur la déportation des Juifs de France. Notons enfin le recueil d’O. Wormser et H. Michel, Tragédie de la déportation, qui regroupe sous une forme commode des extraits bien choisis des meilleurs témoignages parus avant 1954.

Toute cette documentation est évidemment accablante. Peu de sujets sont aussi démoralisants et propres à faire douter de l’humanité. Les historiens ont d’ailleurs longtemps hésité avant de se lancer dans cette période épouvantable. Cette hésitation a été en partie surmontée et un certain nombre de travaux ont été publiés depuis dans le monde entier. Je ne retiendrai ici que ceux qui ont trait à la persécution nazie et qui ont été publiés ou traduits en français.

Il n’existe malheureusement aucun ouvrage d’ensemble en français en dehors des manuels généraux bien connus de A. Latreille et H. Michel sur la Seconde Guerre mondiale. Nous n’avons pas non plus de bonne biographie d’Hitler. Les études classiques de A. Bullock, W. Shirer et J. Toland restent très événementielles et décevantes. A défaut, on consultera avec profit le petit livre de vulgarisation bien informé et alerte présenté par A. Grosser, Dix leçons sur le nazisme et l’excellente mise au point historiographique récente de P. Ayçoberry, La question nazie, qui donne un panorama suggestif des diverses interprétations qui ont été proposées du phénomène nazi de 1922 à 1975. Un des grands mérites de notre collègue de Nanterre est d'avoir bien montré que les historiens successifs n’ont jamais abordé le nazisme qu'à travers leurs lunettes personnelles et qu’il reste encore beaucoup à faire pour arriver à une explication satisfaisante du nazisme et de la persécution nazie.

Sur les camps il existe toute une littérature très inégale, en général bien intentionnée mais souvent hâtive et peu critique, dont émergent heureusement trois bons historiens.

Le premier est le déporté catholique autrichien E. Kogon, dont l’ouvrage a été traduit en français et récemment réédité au Seuil en édition de poche sous le titre L’État SS. Kogon a passé de longues années à Buchenwald. Il y a participé à la Résistance qui lui a fait donner un poste important dans l’administration du camp après l'élimination des droits communs par les politiques. L’État SS est à la fois un témoignage et une analyse lucide du système. Kogon l’a rédigé dès la Libération et 1a soumis à ses camarades. Malgré quelques lacunes et des chiffres un peu exagérés, c’est un grand livre, valable surtout par la description de Buchenwald et de la psychologie des SS.

Il a été complété longtemps après par la thèse dOlga Wormsor-Migot, Le système concentrationnaire nazi, 1968, et par les études de J. Billig, L'hitlérisme et le système concentrationnaire, 1987 et surtout Les camps de concentration dans l’économie du Reich hitlérien, 1973. La thèse de Mme Wormser a ou le mérite d'attirer l’attention sur la nécessité de critiquer les témoignages et d’éviter toute exagération, notamment à propos des chambres à gaz. Ses propos, dont la formulation est par endroits un peu brutale, ont parfois été mal compris et lui ont valu de vives critiques de la part de quelques anciens déportés, dont G. Tillion. Le malentendu est patent. On peut s’interroger et discuter sur l'existence des chambres à gaz dans quelques camps allemands. Mais sur le fond O. Wormser a raison et G. Tillion ne dit pas autre chose. C’est dans cette perspective sainement critique qu’il faut travailler, sans tomber pour autant dans l'hypercritique.

Sur le génocide, le meilleur guide disponible en français est le beau livre déjà ancien de L. Poliakov, Bréviaire de la haine, publié en 1951 et plusieurs fois réédité depuis. Il a été fait à partir des documents produits au procès de Nuremberg auquel l'auteur a assisté comme journaliste, et reste toujours valable. Les seuls travaux importants qui ont été publiés depuis sont les ouvrages en anglais de G. Reitlinger, The Final Solution, 1953 et R. Hilberg, The Destruction of the European Jews, 1961. Ils ont donné naissance à toute une série de publications dans les pays anglo-saxons et en Israël. Le seul titre traduit en français est la bonne étude de L. Davidowicz, La guerre contre les Juifs, Hachette, 1977. Sur les origines du génocide, on lira, outre la monumentale Histoire de l’antisémitisme de L. Poliakov, deux essais suggestifs: P. Sorlin, L’antisémitisme allemand. et S. Friedlander, L'antisémitisme nazi.

Les livres sur Vichy sont moins nombreux encore. J. Billig a pourtant ouvert la voie entre 1953 et 1960 avec ses trois gros volumes sur le Commissariat général aux Questions juives, où il montrait notamment, documents à l'appui la responsabilité écrasante de Laval et de Darquier. Il n’a été suivi que par l'américain Paxton dont l'excellent ouvrage sur La France de Vichy a remporté un succès mérité. Le même Paxton et le canadien Marrus préparent en ce moment un travail sur Vichy et les Juifs qui est attendu avec impatience. Sur le même sujet, le Centre de Documentation juive Contemporaine vient de tenir à Paris un important colloque dont les Actes seront publiés prochainement.

Autant les grandes synthèses sont rares, autant les études sur des points particuliers se sont multipliées ces dernières années. Impossible de les citer toutes. Mais il serait impardonnable de ne pas signaler au moins les livres passionnants de J. Delarue, Histoire de la Gestapo; R. Thalmann, La nuit de cristal; Cl. Lévy et P. Tillard, Le grande rafle du Val’ d'Hiver et les nombreuses publications de L. Poliakov, en particulier son recueil de documents sur Auschwitz. Signalons enfin, par acquit de conscience, parce que le Struthof aété le seul camp nazi sur le sol français. le livre hâtif du journaliste Allainmat, dont le titre Auschwitz en France me parait très mal choisi.

Le néonazisme et la campagne "révisionniste"

Aussi stupéfiant que cela puisse paraître, le nazisme a encore des défenseurs. Trente-quatre ans après la découverte des camps et du génocide, malgré la multiplicité des témoignages, des documents et des travaux de toutes sortes, ils persistent à nier l’évidence. Une véritable campagne se développe depuis quelques années. Visant à réhabiliter les nazis, sans le dire ouvertement pour ne pas heurter de front l’opinion publique, elle met en cause tantôt le nombre des victimes, tantôt les procédés d’extermination. Mais quel que soit l’angle d’attaque, l'objectif est toujours de faire douter de la réalité de l’holocauste1 pour disculper les assassins de leur forfait le plus voyant.

Ses protagonistes ne sont pas tous nazis ou néo-nazis. Certains peuvent même être de bonne foi, du moins au départ. Il est des vérités difficiles à admettre et h assumer. La décision d’anéantir un peuple entier, l'organisation minutieuse du massacre, la discipline imperturbable et le sadisme des exécutants peuvent paraître incroyables à des esprits sains. Dès le procès de Nuremberg et plus encore au cours des années suivantes, quand l’indignation a commencé à s’estomper, les dénégations des criminels et de leurs avocats ont trouvé une certaine audience, limitée mais réelle, en Allemagne et à l’étranger, chez des gens qui n’étaient pas tous dés nostalgiques du régime défunt. Naturellement, il y a eu aussi bien des surdités volontaires. Mais il n’y a pas que les aveugles et les sourds. Comme beaucoup de mauvaises causes, la négation du génocide a mobilisé aussi quelques écrivaillons de troisième ordre qui ne reculent devant aucun moyen pour faire parler d’eux. Le scandale a toujours attiré, dans le sillage des loups, bien des moutons et d’encombrants petits roquets.

Tant de sottise et de mauvaise foi pourraient prêter à sourire et à hausser les épaules, si la rumeur n’était dangereuse et fort bien ajustée. Depuis la fin des procès de Nuremberg, les "révisionnistes" utilisent tous une vieille méthode polémique, l'hypercritique. Le procédé consiste à chercher dans l’immense littérature, forcément très inégale, qui a été consacrée à la persécution nazie, des erreurs ou des exagérations qu’ils montent en épingle et ressassent indéfiniment, pour jeter la suspicion sur l’ensemble et tout nier en bloc.

Paradoxalement, c’est un déporté français issu de la gauche laïque P. Rassinier, qui a été le principal initiateur de cette campagne. Ancien instituteur de tendance anarchisante et pacifiste, Rassinier a été successivement communiste, puis socialiste marginal et munichois. Il a cependant fait partie pendant la guerre du mouvement de résistance Libération-Nord, ce qui lui a valu d’être déporté à Buchenwald, puis à Dora. Que s’est-il passé alors? Nous ne le savons pas exactement. Mais il est rentré persuadé que les horreurs des camps avaient été très exagérées et que les excès incontestables n’étaient pas le fait des nazis mais de l’encadrement inférieur des Kapos et surtout des communistes. Il a cependant été élu député à son retour. Mais la publication de son livre Le mensonge d’Ulysse a soulevé un énorme scandale et il a été exclu du parti socialiste et écarté du Parlement. Loin de s’incliner, il a publié plusieurs autres livres dont les principaux sont Ulysse trahi par les siens, 1959, Le véritable procès Eichmann, 1962, et Le drame des Juifs européens 1964. Toute son argumentation repose sur une critique systématique de toutes les publications antérieures et sur ta dénonciation d'un prétendu complot judéo-communiste contre les nations européennes. Fourvoyé par la passion anti-communiste, Rassinier n’hésite pas à reprendre les vieux thèmes de l’antisémitisme économique, ce " socialisme des imbéciles ". En 1955, il a publié un pamphlet contre Mendès-France et contre la 1V République nettement antisémite, Le Parlement aux mains des banquiers. Ces factums lui ont valu d'être condamné pour diffamation envers deux déportées de Ravensbrück en 1965. Une condamnation antérieure avait été cassée pour vice de forme avec des attendus sévères pour l’auteur. Cet égaré est mort isolé, mais il a ou un certain succès en Allemagne où il est allé faire des conférences. Mais surtout, il a eu une postérité, car c’est lui qui a mis au point avec une passion maligne la méthode de l’hypercritique. Il a été soutenu notamment par l’ancien vichyssois, M. BARDÈCHE, Nuremberg et la terre promise, saisi en 1948 et Nuremberg II, 1950.

Les " révisionnistes " n’ont jamais été très nombreux, mais ils s’agitent beaucoup depuis quelques années. Ils ont de l’argent, des maisons d’édition et publient beaucoup de brochures et de tracts, surtout en Allemagne. en Angleterre et aux États-Unis. Ces publications sont traduites en français A Bruxelles et répandues en France. C’est ainsi qu’ils ont édité et traduit le témoignage d’un ancien SS d'Auschwitz T. Christophersen, Le mensonge d’Auschwitz. Dans ce récit publié en 1973 - vingt-huit ans après - Christophersen prétend qu’il n’y a jamais ou de chambre à gaz à Auschwitz, malgré les nombreuses preuves et témoignages en sens contraire.

Notons que les principaux " révisionnistes " actuels sont des anglo-saxons. Leurs principales publications sont l’épaisse compilation de A.R. Butz, The Hoax of the Twentieth Century (L’imposture du XX siècle), qui est une véritable somme de toute la littérature révisionniste et la brochure de propagande de R.E. Harwood. Six millions de morts le sont-ils réellement? La réponse à cette question est naturellement " non, vous les trouverez à Jew York " *(sic). Notons au passage que Harwood est un inconnu, probablement proche de l'extrême-droite anglaise hostile aux immigrés du Commonwealth. Et que sa brochure a été envoyée gratuitement à tous les hommes politiques et aux journaux français. ce qui a provoqué une vive protestation de P. Viansson-Ponté dans Le Monde.

Il y a beau temps que les historiens dénoncent la critique exagérée et tiennent pour vrai ou pour très probable tout fait attesté par deux sources indépendantes et bien informées, sous réserve de vérification ultérieure. Ils acceptent volontiers et même souhaitent les objections et les remises en question, pourvu qu’elles soient raisonnables et fondées sur des arguments sérieux. Tel n’est pas le cas en l'occurrence.

Il est cependant délicat de répondre à l’hypercritique, car on risque de se noyer dans le détail et de perdre de vue le dessin d'ensemble. J'ai eu autrefois un collègue à demi-fou qui tirait argument des différences entre les sources françaises, anglaises et allemandes pour nier l’existence de Jeanne d’Arc et de Napoléon. On avait beau lui répondre qu’au-delà des divergences d’interprétation, cas documents se recoupaient sur l’essentiel, n’étant pas historien, il continuait à ergoter. Il en va exactement de même pour le génocide. Les discussions sur tel ou tel point particulier ne doivent pas faire oublier que les preuves sont nombreuses et concordantes et que tous les spécialistes sont d’accord sur les grandes lignes de la tragédie.

Plusieurs études ont été publiées récemment pour rappeler ces évidences et répondre aux révisionnistes, avec tous les documents nécessaires. Les plus intéressantes, parmi bien d'autres sont le livre de J. Billig, La solution finale de la question juive, 1977 et les articles de H. Langbein et de G. Wellers parus dans la revue du Centre de Documentation juive Contemporaine. Le Monde juif, entre 1975 et 1978. Comme ces textes sont devenus introuvables, les articles de G. Wellers viennent d’être réédités par S. et B. Klarsfeld sous le titre La Solution finale et la mythomanie néo-nazie, 1979. Le même S. Klarsfeld vient de publier Le Mémorial de la déportation des Juifs de France, qui reproduit intégralement, convoi par convoi les listes de la Gestapo. Un livre de Vercors et O. Wormser, actuellement chez l’imprimeur, s’intitulera Assez mentir Signalons enfin pour leurs documents et leurs illustrations la brochure plus ancienne de la FNDIRP sur les camps, L’impossible oubli,1960; et celle de l’institut Yad Vashem sur L’holocauste, 1975.

François Delpech , Historiens et géographes, no 273, Mai-juin 1979.
revue de l’Association des Professeurs d’Histoire et de Géographie de l’Enseignement Public (APHG)
issn 00 46 75 x
numérisé pour le site du Cercle d’étude de la déportation et de la Shoah
par D Letouzey le 14/06/2000