Amicale d'Auschwitz
    Association des professeurs d'histoire et de géographie (APHG)



CERCLE d'ETUDE
de la DEPORTATION et de la SHOAH

Historiens et Géographes, no 273, mai - juin 1979
revue de l’Association des Professeurs d’Histoire et de Géographie de l’Enseignement Public (APHG)
Informations générales, p 591-635

LA PERSECUTION NAZIE ET L’ATTITUDE DE VICHY

par François Delpech,
Professeur au Centre Régional d’Histoire religieuse, Université de Lyon II

Hitler a annoncé publiquement que l’anéantissement de la race juive dans toute l’Europe (Vernichtung) était une éventualité très probable, dans un discours prononcé au Reichstag pour l’anniversaire de son arrivée au pouvoir, le 30 janvier 1939. Il est revenu sur ce thème dans deux autres discours au Reichstag, le 30 janvier 1942 et le 30 janvier 1943. En 1942, le massacre était déjà largement amorcé. Nous n’avons pas d’ordre écrit, daté et signé, du Führer. Il n’y en a probablement jamais eu, pour ne pas laisser de trace. Pour la même raison, les instructions données aux exécutants ont souvent été verbales ou utilisaient les euphémismes bien connus: " Solution Finale " (Endlôsung) ou Traitement spécial " (Sonderbehandlung).

Cette absence d’ordre clair est souvent invoquée, surtout en Allemagne, pour affirmer qu'Hitler et les grands chefs nazis n’ont jamais ordonné d’exterminer les Juifs, mais seulement de les déporter vers l’Est; et que s’il y a eu des décès, ils sont dus aux mauvaises conditions générales et au typhus, à la rigueur aux excès des gardiens, mais qu’il n’y a jamais eu de génocide.

En réalité, nous avons déjà dit, dans la première partie, que nous avons assez de témoignages et de documents pour reconstituer ce qui s’est passé. Nous connaissons notamment la déclaration d’Hitler sur les risques à prendre pour défendre la communauté raciale en 1937; les nominations de Goering et d’Himmler en 1938-39; les ordres donnés pour l’extermination des aliénés et incurables en 1939. Nous savons avec quelle férocité les Einsatzgruppen se sont acquittés de leur mission par leurs journaux do marche, par les rapports de leurs chefs et par les aveux de ceux d’entre eux qui ont été jugés à Nuremberg, notamment les généraux SS Pohl, le grand maître du VWHA, et Ohlendorff, commandant de l’Einsatzgruppe D qui opérait sur le front ukrainien. Nous avons la lettre par laquelle Goering a ordonné à Heydrich d’organiser la Solution Finale le 30 juillet 1941. Nous avons un compte rendu de la conférence de Wannsee du 20 janvier 1942. Heydrich y explique qu’une grande partie des Juifs déportés " s’éliminera par décroissance naturelle " et que le résidu qui subsisterait en fin de compte et qu’il faut considérer comme la partie la plus résistante, devra être traité en conséquence ". Nous avons enfin le témoignage de Hoess sur les ordres d’Himmler relatifs à la construction des chambres à gaz.

Goebbels, dans son journal, et la plupart des grands SS jugés à Nuremberg ont d’ailleurs reconnu qu’il s’agissait bien de tuer indistinctement tous les Juifs. Himmler a été particulièrement clair sur ce point dans plusieurs discours confidentiels, dont le texte nous a été conservé par ses secrétaires. Il présentait l’holocauste tantôt comme " une page de gloire, qui n’a jamais été écrite et ne le sera jamais ", tantôt comme une opération d’épouillage " une question de propreté qui sera bientôt réglée (...). Nous n’avons plus que vingt mille poux, et après toute l’Allemagne en sera débarrassée ". Il expliquait aussi pourquoi il faisait tuer les femmes et les enfants: " je ne me sentais pas autorisé à exterminer, c’est-à-dire à assassiner et à faire assassiner les hommes, et à laisser grandir les enfants qui se vengeraient sur nos enfants et nos descendants. Il fallait prendre la décision difficile de faire disparaître ce peuple de la terre ". Eichmann a également reconnu sa participation au crime. Il a même déclaré au cours de son interrogatoire: " Je suis prêt à expier aujourd’hui tous ces horribles forfaits (...). Je ne demanderai pas de pitié car je ne la mérite pas ". Comment peut-on encore nier après de telles déclarations, toutes concordantes ?

Le nombre des victimes: près de six millions de Juifs ont péri dans la catastrophe

Le chiffre de six millions de morts a été avancé au procès de Nuremberg et repris au procès Eichmann à Jérusalem, sans que les deux Cours se soient préoccupé de l’établir avec précision, car leur rôle n’était pas de faire des statistiques mais de juger un crime dont l’étendue n’était pas douteuse. Il ne s’agit donc que d’un ordre de grandeur, mais cet ordre de grandeur est tout à fait plausible et sérieux, ne serait-ce que parce qu’il a été proposé à Nuremberg par deux S.S. haut placés, Hoettl et Wisliceny, qui le tenaient eux-mêmes d’Eichmann. Ce dernier l’a d’ailleurs confirmé seize ans plus tard, au cours de son procès. Il a en effet parlé une fois de six millions et une fois de cinq mais sans tenir compte la seconde fois des victimes des Einsatzgruppen sur le front russe, qu’il estimait lui-même à un ou deux millions.

Il est difficile d’arriver à des chiffres plus précis, car les archives des camps ont été en grande partie détruites. Elles avaient d'ailleurs été falsifiées au départ, car les S.S. n’enregistraient qu’une partie des décès et les camouflaient systématiquement en morts naturelles. Cela n’a pas empêché les spécialistes de se mettre au travail avec les matériaux existants. Trois méthodes (indirecte, directe et mixte) ont été tour à tour employées. Elles ont permis d’aboutir à des résultats crédibles, très voisins les uns des autres et surtout très proches des six millions traditionnels.

La méthode indirecte a été proposée dés 1946 par le statisticien américain J. Lestchinski. Elle procède par soustraction, à partir des dénombrements de la population juive avant et après la guerre. Il suffit de défalquer les survivants pour obtenir le nombre de victimes. Prenons l’exempte de la France, où il y avait environ 300 000 Juifs en 1939 et un peu plus de 200 000 en 1945. La soustraction donne près de 100 000 disparus. En récapitulant pays par pays, on arrive en chiffres ronds à six millions. Cette méthode est simple, pratique, mais un peu approximative. La seule exception notable est l'URSS. il faut donc recourir, sauf pour la Russie, à des évaluations dont on sait le caractère aléatoire. Il faudrait d’autre part tenir compte des changements de frontières, des mouvements de population et des autres clauses de mortalité. Les chiffres bruts doivent âtre examinés de près et corrigés pour éliminer toute erreur. Cela dit, tous les auteurs qui ont utilisé la méthode indirecte ont abouti après pondération à un total proche de 5900 000. Seule exception, l'historien anglais Reitlinger est arrivé à un total compris entre 4 200 000 et 4 600 000, mais en partant d’estimations volontairement sous évaluées par un souci de prudence respectable mais non motivé.

La méthode directe a été suggérée par L. Poliakov en 1951. Elle procède par addition, à partir des quelques éléments statistiques dont nous disposons sur les convois de déportés et sur le nombre de victimes des camps et des Elnsatzgruppen. Cette méthode est plus logique, plus rigoureuse, mais elle est plus difficile à mettre en oeuvre par suite des destructions d’archives. Il est possible de calculer le nombre de victimes dans les pays où la documentation est convenable. C’est le cas pour la France, où l’on arrive à un total proche de 80000 en additionnant les victimes de la répression en France et les déportés non rentrés. Mais ce calcul n’est pas possible dans les pays où les sources sont insuffisantes. Au niveau européen, il faudrait connaître avec précision le nombre des victimes de chaque camp et de chaque Einsatzgruppe. Or nous n’en avons que des évaluations approximatives, notamment pour Auschwitz. Nous savons qu’Auschwitz a été, de loin, le plus meurtrier des camps d’extermination. Mais les estimations varient entre deux millions, chiffre admis par la plupart des historiens occidentaux et quatre millions chiffre avancé au lendemain de la guerre par les Soviétiques. En partant de l’hypothèse haute, les historiens des pays de l’Est arrivent à un total supérieur à 7000000, ce qui paraît exagéré. En partant de l'hypothèse basse, L. Poliakov est arrivé à 5300000. Ce chiffre plus plausible, n’est cependant qu’un minimum, car il ne tient pas compte des Juifs assassinés dans leurs pays d’origine, ni des victimes des ghettos.

La méthode mixte, plus complexe, permet d’aboutir à des résultats plus précis et plus sûrs. Esquissée par L. Poliakov en 1956, elle vient d’être reprise et développée de manière très convaincante par G. Wellers. Ces deux auteurs ont eu le mérite d’attirer l'attention sur un document capital. Il s’agit d’un rapport sur l’état d’avancement de la solution finale remis à Himmler par l’inspecteur du service statistique SS, Korherr, en mars 1943. Ce rapport a été jugé si remarquable qu’on lui en a demandé un second, plus succinct, destiné au Führer. Notons au passage que Korherr a été prié de remplacer l’expression " traitement spécial " par l’euphémisme " évacuation ". Ce second rapport parle de 600 000 Juifs déjà décédés et de 2 600 000 déportés au 31 mars 1943. Ces chiffres ont pu être vérifiés pour les pays où les archives de la Gestapo ont été conservées. Cette vérification a montré qu’ils étaient rigoureusement exacts. Par contre, le rapport Korherr est incomplet pour l'URSS et les pays haltes, car il ne couvre pas toute la zone des combats. Il doit donc être complété pour ces régions et pour la période postérieure au 31 mars 1943. C’est possible pour ‘URSS par la méthode indirecte, grâce aux recensements soviétiques. C’est également possible pour la France, la Belgique, les Pays-Bas et la Hongrie, par la méthode directe. En procédant ainsi, on arrive à un premier total incontestable de 5 000 000. Et ce n’est pas tout, car il faut encore tenir compte des autres pays pour lesquels nous n’avons que des estimations, notamment de la Roumanie. En prenant pour ces derniers les chiffres les plus raisonnables, on aboutit à un total minimum de 5 500 000, qui est sans doute encore inférieur à la réalité. Toutes les méthodes, on le voit, conduisent à une fourchette analogue entre S 500 000 et 5900000. Auxquels il faut encore ajouter environ 200 000 Tziganes et 3 ou 3 000 000 de Polonais et de Russes assassinés dans les camps comme du bétail.

Les chambres à gaz : une réalité indéniable

L’attitude de ceux qui persistent à nier l'existence des chambres à gaz n’est pas seulement odieuse. Elle est absurde et dérisoire. Dès lors que près de 6 000 000 de Juifs ont péri dans la catastrophe, qu’importe la manière? En outre, les chambres à gaz n’ont été qu’un moyen parmi d’autres. Du début à la fin, les SS ont utilisé toutes les méthodes d’assassinat possibles, sans en excepter aucune: en premier lieu la fusillade, mais aussi la faim, le travail forcé, les coups, la pendaison, l’eau, le feu, le poison, la torture, les expériences médicales, le désespoir, le typhus. Et les chambres à gaz.

Au début, les Einsatzgruppen ont procédé surtout par fusillades. Mais très tôt, dès l’été 1941, l’encadrement a commencé à s’inquiéter. Non par pitié pour les victimes, mais pour le moral de la troupe. La décision de recourir au gazage collectif en Pologne et sur le front russe a été prise à l’automne 1941, en partie pour ménager la sensibilité des bourreaux mais surtout pour améliorer le rendement. Le commandant supérieur SS pour la région de Lublin, Globocnick, et les commandants des camps d’extermination, dont Hoess pour Auschwitz ont reçu d’Himmler l’ordre de procéder aux installations et aux expériences nécessaires en collaboration avec les spécialistes de la chancellerie du Reich qui s’étaient fait la main sur les malades mentaux et les incurables au début de la guerre. Au printemps 1942, les Einsatzgruppen ont été dotés de camions spécialement aménagés pour gazer les occupants avec les gaz d’échappement des moteurs diesel. Vers la même époque, les premières chambres à gaz ont commencé à fonctionner régulièrement à Chelmno, à Belzec, à Treblinka et dans tous les camps situés en Pologne, notamment à Auschwitz, où le procédé a été amélioré par l’emploi du Zyklon B. En 1943, le développement d’Auschwitz est devenu tel qu’il a fallu ajouter aux deux chambres primitives d’Auschwltz II-Birkenau les quatre immenses blocs chambres à gaz-crématoires qui ont permis de gazer et d’incinérer plusieurs milliers de personnes par jour. L’ensemble a fonctionné à plein rendement jusqu’à la révolte du Sonderkommando d’octobre 1944. Et pendant tout ce temps et jusqu’à la fin de la guerre, les 55 ont continué à fusiller et à assassiner de toutes les manières, à Auschwitz et ailleurs.

Par contre, il est certain qu’il n’y a pas eu de chambre à gaz permanente dans les camps de concentration situés sur le territoire du Reich. Bien que ces derniers aient fait de nombreuses victimes, le but premier du système concentrationnaire n’était pas l’extermination générale et immédiate, mais l’élimination des opposants et leur liquidation progressive par les mauvais traitements et le travail forcé.

Toutefois, cette distinction n’est pas absolue. Les S.S n’ont pas cessé de fusiller et de torturer dans les camps de concentration comme dans les camps d’extermination. Il y a même eu ici ou là des gazages ponctuels. Nous savons par des témoignages concordants que des déportés ont été gazés au Struthof en Alsace pour les expériences anatomiques du Dr Hirt. D’autres déportés ont été piqués ou gazés dans les centres d’euthanasie implantés à proximité des camps, notamment à Hartheim près de Mauthausen. Un certain nombre d’anciens déportés affirment enfin que des chambres à gaz auraient été aménagées tout à tait à la fin dans plusieurs camps et dans les kommandos les plus durs, en particulier à Ravensbrück et Mauthausen. Sur ce point, on lira avec attention les livres de G. Tillion et P. Choumoff. Les avis divergent encore, mais il est sûr que le système concentrationnaire a tourné à l’extermination différée. Ce que nous savons des différences de mortalité d’un camp à l’autre est très éclairant: 14% à Buchenwald où la résistance a été précoce et efficace, 20 à 30% dans les camps " ordinaires ", plus de 40 % au Struthof, à Flossenburg et dans les kommandos les plus terribles, 70 à 90 % dans les camps d’extermination polonais. Il y a bien eu d’un camp à l’autre de nettes différences de degré dans l’horreur. Mais c’est partout la même folie meurtrière.

Tout cela est aujourd’hui bien connu et abondamment prouvé par les récits des survivants, par les aveux des SS et par les archives des camps. Notamment par la correspondance et par les aveux des chefs des Einsatzgruppen, par le rapport de Gerstein, ce SS repenti qui s’est suicidé en 1945 après avoir tenté d’alerter l’opinion internationale en 1942. Par les récits de Hoess et d’autres plus petits SS. Par la correspondance échangée avec les firmes qui ont construit les quatre grands ensembles d’Auschwitz II et fourni le Zyklon B. Et par les remarquables travaux de L. Poliakov, O. Wormser-Migot et G. Wellers, pour ne citer qu’eux.

Face à cette accumulation de preuves concordantes les " révisionnistes nient tout en bloc et en détail, dans le moindre argument sérieux.
Que nous dit-on en effet depuis Rassinier ?

- Aucun ancien déporté n’aurait jamais vu de ses yeux une chambre à gaz ? Mais si ! Peu de gens ont survécu après avoir vu de leurs yeux une chambre à gaz, mais des survivants des Sonderkommandos ont témoigné aux divers procès des criminels de guerre. En outre de nombreux déportés ont vu leurs camarades entrer dans les antichambres de la mort et ressortir en fumée.

- Les récits de Gerstein et de Hoess seraient des faux, écrits sous la torture dans les prisons alliées ou remaniés par des éditeurs malhonnêtes. Mais non ! Il y a des erreurs et des exagérations dans cas deux textes écrits après coup, dans un contexte accablant, par des hommes qui allaient mourir. Mais on ne torturait pas dans les prisons alliées. A la différence de ce qui s’est passé ailleurs, les criminels nazis se sont tous défendus. Et, si le détail de leurs textes est parfois fautif, le fond a pu être vérifié. Le rapport Gerstein a été confirmé par te témoignage des ecclésiastiques qu’il a rencontrés en 1942, notamment l’évêque Dibelius et le pasteur Niemöller, et par les documents diplomatiques suédois. Le récit de Hoess a été confirmé sur le fond par le témoignage du S.S Pery Broad et de plusieurs S.S et déportés.

- Dans les documents relatifs à la construction des quatre blocs d’Auschwitz II le mot Vergasung signifierait carburation et Vergasungs Keller la pièce où se préparerait le mélange gazeux qui alimenterait les crématoires? Quelle imagination ! En allemand, Vergasung peut signifier carburation, mais signifie aussi asphyxie par le gaz. C’est un terme du vocabulaire militaire employé dans ce sens pendant la première guerre mondiale. Vergasungskeller veut bel et bien dire chambre à gaz Les néo-nazis allemands utilisent toujours ces expressions pour désigner les gazages et les chambres à gaz, même quand ils en nient l’existence.

- Les gazages auraient été techniquement impossibles parce que les chambres conservées ne sont pas hermétiques et parce qu’un passage de Hoess (fortement sollicité) ne mentionne pas le délai nécessaire pour l'aération avant l’ouverture de la porte ? Quelle absurdité ! On ne peut pas argumenter sur l’état actuel des chambres, car elles ont toutes été détruites (sauf à Majdanek). Celles qu’on montre aujourd’hui ont été restaurées pour témoigner, non pour servir. Quant au délai d’aération, tous les témoignages, dont celui de Hoess, en mentionnent la nécessité. Croit-on vraiment que les nazis étaient incapables de tuer?

La vraie question : l’éternel problème des responsabilités

En vérité toutes ces arguties sont misérables et la question n’est pas là. Le seul véritable problème de l’histoire de la persécution est celui des responsabilités. Comment tout cela a-t-il été possible? Comment a-t-on pu laisser faire? Comment expliquer que les nazis aient trouvé des complices? Et ces questions ne se posent pas seulement au passé; mais aussi devant les atteintes répétées aux droits de l’homme et des minorités: comment expliquer la permanence de la barbarie? Qui est complice? Quelles sont nos responsabilités ?

Sur la question de la co-responsabilité des crimes nazis, il faut se garder de quatre erreurs classiques qui découlent toutes quatre d’une analyse insuffisante de ce qui s’est passé. La première consiste à opposer de manière sommaire les méchants Allemands et les bons Européens. La seconde consiste au contraire à les mettre dans le même sac sans tenir compte des différences très réelles entre leurs attitudes. La troisième consiste à absoudre les Allemands et les pays qui ont accepté de collaborer avec les nazis, sous prétexte qu’ils ne savaient pas ou qu’ils ne pouvaient rien faire. La quatrième consiste à condamner en bloc tous les Allemands et éventuellement les autres nations, sous prétexte qu’ils n’ont pas pu empêcher la catastrophe.

Les Allemands et l’opinion internationale ne savaient pas tout, mais ils étaient au courant de beaucoup de choses, ils savaient en gros ce qui se passait dans les camps de concentration. Les nazis ne disaient pas tout, mais ils n’ont jamais dissimulé existence des camps ni leur volonté de faire régner la terreur, bien au contraire: ils s’en vantaient pour terroriser leurs adversaires. Par contre, ils ont soigneusement dissimulé le génocide. Des nouvelles, des rumeurs ont filtré, mais la censure, la terreur étaient totales en Allemagne et dans les pays occupés. Ailleurs, les informations ont sans doute mieux circulé, mais il est à noter que les gouvernements ont été très circonspects. Ils ont dénoncé les crimes de guerre et annoncé le châtiment des criminels en décembre 1942, mais ils ne se sont pas dressés de manière permanente contre la Solution Finale. Malgré cette réserve, beaucoup de gens, même mal informés, devaient bien se douter que c est un sort abominable qui attendait les Juifs, mais beaucoup sont restés indifférents, surtout en Allemagne, ou n’ont pas voulu le croire.

Le drame est que les Allemands ont été subjugués et pour beaucoup fanatisés par la propagande du régime, par la fièvre patriotique et par les premiers succès. La violence et l’antisémitisme n’ont pas été tellement impopulaires au contraire. De même, dans les pays voisins une partie de l’opinion s’est laissé séduire par la propagande anti-bolchévique et anti-juive. Le gouvernement de Vichy a souvent agi de sa propre initiative. C’est lui qui a adopté sa propre politique anti-juive et proposé sa collaboration. Et dans l’opinion, quelle passivité, quel long silence...

Mais il ne faut pas exagérer. Tous les Allemands n’étaient pas nazis. Hitler n'a jamais eu la majorité dans des élections libres. En mars 1933 après l'arrivée au pouvoir et l’incendie du Reichstag, au moment où les camps commencent à s’ouvrir et les violences à se multiplier, il n’a eu que 44 % des voix. Le drame est que l'Allemagne a été brisée puis envoûtée. Beaucoup se sont laissé subjuguer. Par la suite la résistance a été très faible, quasi nulle, mais des dizaines de milliers d’Allemands avaient été déportés et broyés dans les camps.

De même, dans les pays occupés ou influencés, à côté des collaborateurs il y a eu des résistants moins nombreux qu’on ne l’a dit, mais plus nombreux qu’en Allemagne. Qu’il soit permis à un Lyonnais de rappeler que le grand Marc Bloch et l’étudiant chrétien Gilbert Dru, parmi beaucoup d'autres, ont été fusillés pour s’être dressés contre la persécution nazie. Autre exemple, symbolique, la supérieure d'un couvent lyonnais, Sœur Elizabeth de la Compassion, est morte à Ravensbrück en offrant sa vie pour une de ses camarades, comme le P. Kolbe, ce franciscain polonais d'Auschwitz que l'Eglise a récemment béatifié.

Dune manière générale, méfions-nous de l’idée de responsabilité collective. C'est une notion injuste, totalitaire et maladroite. Mieux vaut faire fond sur les éléments sains qui existent partout en plus ou moins grand nombre.

Mais n’oublions pas. Et n’oublions pas nos responsabilités. Or que voyons-nous aujourd'hui, sinon, trop souvent, l’oubli? Et quel oubli... Ne reparle-t-on pas périodiquement de transférer à Douaumont les cendres de l’ex-maréchal qui a inauguré et couvert la collaboration? Et quelle passivité devant la prolifération des goulags dans toutes les parties du monde... Sait-on seulement que des officiers français ont utilisé la torture en Algérie? Il est vrai que, cette fois, la protestation a été vive. Plus près de nous, le succès de mouvements comme Amnesty International ou l’Association chrétienne pour l’abolition de la torture sont réconfortants. Mais les tortionnaires d'Alger ont été amnistiés, sans qu’on leur ait jamais demandé des comptes. Et quelle inaction devant les nouveaux génocides perpétrés en Afrique, en Asie et en Amérique Latine... Est-ce cela l’année ces Droits de l’Homme?

Ce qui m’a le plus frappé à Auschwitz est le comportement de la foule. Les visiteurs marchent en silence, le regard fixe, la gorge serrée. Certains déposent des fleurs. La cellule du P. Kolbe est constamment fleurie. Cette réaction est exemplaire: respect de la vérité, solidarité avec les victimes, opposition aux tyrans de tous bords, telles sont les seules attitudes admissibles, aujourd’hui comme hier. Sinon, au temps des roquets pourrait bien succéder de nouveau le temps des loups.

On m’objectera que les temps ont changé et que les loups ne sont plus exactement les mêmes. C’est vrai. Mais il y a toutes sortes de carnassiers. Leurs caractères diffèrent, mais ils mordent tous.
 

François Delpech , Historiens et géographes, no 273, Mai-juin 1979.
revue de l’Association des Professeurs d’Histoire et de Géographie de l’Enseignement Public (APHG)
issn 00 46 75 x
numérisé pour le site du Cercle d’étude de la déportation et de la Shoah
par D Letouzey le 14/06/2000