12 DECEMBRE 1998
Je suis tout à la fois, comme un certain nombre de mes collègues,
chercheur et enseignant. Je viens de publier il y un mois un livre «
l’Ere du témoin » qui sera le point de départ de mon
exposé. Ma réflexion s’est nourrie, mois après mois,
du travail que j’ai fait pour l’Université de Yale. C’était
un enregistrement de témoignages vidéo, les premiers faits
à partir d’une collecte initiée par l’Université de
Yale.
Nous avons procédé à un certain nombre d’enregistrement
de témoignages qui sont d’ailleurs tous déposés à
la Bibliothèque Nationale. Pendant tout ce travail, j’ai été
en contradiction avec moi- même : c’est à dire que d’un coté,
j’avais la certitude qu’il fallait le faire, et que d’un autre coté
cela posait des problèmes par rapport à l’écriture
de l’histoire et par rapport à l’enseignement.
Dans ce petit livre, j’ai essayé de réfléchir
à cette notion même de témoin.
La première partie est un essai d’analyse de ceux qui ont écrit
pendant le génocide, au cours de la Shoah et qui n’ont pas survécu
à leur témoignage Je pourrais citer quelques noms, mais le
plus connu d’entre eux est Emmanuel Ringelblum. C’est aussi Carel Perechodnik,
membre de la police juive du ghetto d’Otwock, qui a lui- même, pensant
qu’elles auraient la vie sauve, emmené sa femme et sa petite fille
de deux ans sur l’Umschlagplatz, d’où elles furent déportées.
Lui- même a été tué lors de l’insurrection du
ghetto de Varsovie.
Quand on regarde de près quelle est la pulsion qui fait écrire
ces gens, on s’aperçoit que la grande masse des témoignages
est de 1942, c’est à dire au moment où les gens ont senti
qu’il n’y aurait pas de survie, ils ont voulu laisser une trace. .
Aucun être humain n’a envie de disparaître sans laisser
de trace. Carel Perechodnik le dit très clairement : je n’ai plus
d’enfant, c’est mon enfant de papier qui remplace mon enfant de chair.
Il y a une conscience complémentaire dans les ghettos, c’est
que la disparition de l’individu s’accompagne de la disparition de la collectivité
qui nous a donné notre identité en tant qu’individu. Il y
cette perception que si l’on ne veut pas que l’histoire soit écrite
par les vainqueurs, et qu’il reste une trace de ce qu’a été
le peuple Juif et de ce qu’a été sa place dans l’histoire,
il faut porter témoignage. Des centaines de gens ont écrit
dans les ghettos, parfois écrit sous forme de notes, comme le doyen
du ghetto de Varsovie, parfois sous forme littéraire comme Israël
Kaplan. D’autres enfin ont écrit sous forme de livres.
Ce mouvement de témoignages, se poursuit dans l’immédiat
après guerre sous essentiellement deux formes. D’abord par ceux
qui ont survécu et qui ont le sentiment de leur monde yiddish englouti,
et ceux qui sont animés du sentiment de paix du « plus
jamais ça » .
Le mouvement de ceux qui écrivent immédiatement après
guerre est un mouvement d’écriture de gens qui ont perdu leur peuple
et qui ont perdu la langue de leur peuple. C’est pour un écrivain
ou un poète quelque chose de dramatique.
Il y a un mouvement d’écriture Yiddish, l’ouvrage fondamental
sur cette question est celui de Rachel Ertel, « Dans la langue de
personne ». Egalement se développe toute une poésie
de l’anéantissement et tout un mouvement de l’écriture que
l’on a appelé les « Les livres du souvenir ». Ce sont
des livres collectifs écrits par des survivants des ghettos, qui
ont survécu soit en Pologne, soit dans les divers pays de la diaspora.
Aujourd’hui il existe plus de 400 livres, mais on ne s’est absolument pas
intéressé à cette littérature. C’est donc le
premier mouvement de témoignages qui n’a intéressé
personne.
Dans les années qui ont suivi la guerre, les nombreux témoignages
sont de ceux qui sont revenus des Camps de concentration comme Buchenwald,
Dachau, Mauthausen comme ceux des rescapés du génocide. Ces
témoignages n’intéressent pas.
On retrouve partout, en Israël, aux Etats Unis, en France, la
même chose : on conseille de ne pas se vanter d ‘avoir été
déporté : pour diverses raisons c’est considéré
comme méprisant, on conseille aux gens d’oublier et de reprendre
le cours de la vie.
Les choses vont changer avec la décision d’enlever Adolf Eichmann.
Décision hautement politique. On aurait pu arrêter Eichmann
plus tôt, il n’était pas caché de façon subtile,
mais la vengeance n’a pas obsédé les Israéliens.
La décision d’enlever Eichmann et de le juger a été
ce que Ben Gourion a souhaité : en faire le Nuremberg du peuple
Juif.
Le procureur, Gideon Hausner, explique dans ses mémoires comment
il a conçu le procès. . Il décide, à la différence
du procès de Nuremberg, de construire l’accusation en privilégiant
le témoignage oral, pour émouvoir le cœur des hommes par
rapport aux documents écrits.
Il est intéressant de voir comment Gidéon Hausner a choisi
ses témoins dans toutes les classes sociales habitant en Israël
( Ingénieurs, professeurs, artisans, agriculteurs, ouvriers).
Il veut que toutes les étapes de la persécution depuis
l’arrivée d’Hitler au pouvoir soient présentes. Peu importe
que cela ait à voir avec telle ou telle partie de l’accusation.
Par exemple Eichmann n’a pas grand chose à voir avec tout
ce qui s’est passé dans le gouvernement général de
Pologne. Il veut que les témoins fassent comme il dit, un récit
en lettres de feu d’un désastre national. Il les choisit aussi en
fonction d’un premier témoignage, écrit dès le retour,
ou à partir des dépositions faites à la même
époque dans les camps de personnes déplacées, ceci
pour éviter les distorsions provoquées par le temps.
Le procès Eichmann constitue, à mon sens,
l’avènement du témoin.
Les témoins racontent et ce qu’ils racontent bouleverse, la
salle d’audience est constamment pleine.
Pour les sabras ( ceux nés en Israël), c’est une révélation
et une réhabilitation de ceux qui ont survécu aux Ghettos
et aux Camps. C’est aussi un cadre social par le fait même du procès
et par la volonté politique qui en a décidé. Le témoin
devient porteur d’une identité forte et porteur d’un fragment de
cette histoire. L’ensemble des témoignages est sensé pour,
Gédeon Hausner, raconter l’Histoire.
Je crois que l’on peut comparer la position de Gédéon
Hausner à Daniel Goldhagen.
En effet, ce dernier dit : quel récit doit- on faire pour comprendre
la phénoménologie du bourreau ? Il faut faire le récit
des souffrances et l’idéal écrit-il, serait de faire une
histoire de 6 millions de récits. Cette histoire serait à
l’évidence trop longue à écrire et insupportable.
Dans ma conception, dit A. Wieviorka, ce ne serait pas de l’Histoire.
L’histoire n’est pas la juxtaposition d’une série d’expériences
vécues, c’est d’abord quelque chose de collectif et c’est la capacité
de produire un récit qui est valable pour tout le monde, même
s’il y a plusieurs récits historiques et même si les historiens
ne sont pas d’accord entre eux. C’est la capacité, en même
temps, de décrire et de tenter de comprendre même si l’on
sait qu’il y a des choses incompréhensibles .
Donc le procès marque un tournant, en Israël et dans la
diaspora. Il va susciter un mouvement de témoignages.
Le 3è mouvement qui marque l’entrée dans l’ère
du témoin est un mouvement qui démarre à la fin des
années 70 par la projection du téléfilm « Holocauste
» dont l’impact a été considérable.
Une association de déportés de New Haven ne se reconnaissant
pas dans le téléfilm, décide de la première
collecte vidéo de témoignages. A la fin des années
80, cette initiative est étendue, notamment en France, en Allemagne
et en Angleterre.
Il y a au cœur de la collecte de l’université américaine
de Yale, le respect du survivant. L’idée est d’écouter une
parole. Primo Lévi le dit, écouter la personne qui a survécu
est un acte capital. Il faut témoigner en étant entendu.
On peut dire qu’à partir des années 8O le génocide
entre complètement dans la culture et la vie politique des différents
Etats. Petit à petit s’amorce un mouvement faisant de l’Amérique
le centre de l’Histoire et de la Mémoire.
Tout à l’heure Roland Brunet parlait du colloque « l’Amérique
Maître du monde » je pense qu’elle devient aussi maître
de la Shoah. Comment cela se manifeste- t-il ?
Henry Bulawko faisait allusion à la construction du premier
mémorial dans le monde (bibliothèque, Centre d’archives,
Mémorial) c’est dire le CDJC , il y a eu une grande polémique
en Israël. A la suite de cette grande polémique a été
crée Yad Vachem, on affirmait que le Centre la Mémoire doit
être Israël. Les Israéliens en sont arrivés à
interdire au CDJC la collecte d’argent, celle-ci devant être entièrement
réservée pour Israël.
.
Des accords qui ont été passés et les dons recueillis
envoyés en Israël.
Toutes les archives furent photocopiées, Yad Vachem devenant
le Centre de la Mémoire et accordant dorénavant l’autorisation
de construire des Mémoriaux.
Je me demande combien de Mémoriaux américains ont demandé
l’autorisation en Israël. Ainsi, le centre s’est petit à petit
déplacé pour s’installer aux Etats Unis, avec une conception
particulière concernant les témoignages.
Certains ici, ont peut être témoigné pour à
la Fondation de Steven Spielberg. Cette Fondation n’est pas faite avec
l’argent de « La liste de Schindler » elle est faite comme
toutes les Fondations américaines avec des collectes globales de
fonds. La volonté de Spielberg était d’enregistrer 200.000
témoignages partout dans le monde, le nombre a un peu baissé.
Il y a derrière cela un concept nouveau. Celui de l’américanisation
de la Shoah, promue par l’homme qui dirige cette fondation et qui fut durant
un temps, directeur du musée de Washington.
Cela veut dire : on prend un événement Européen,
on le transporte aux Etats Unis et on en fait un événement
qui doit servir d’exemple pour les valeurs américaines.
Par exemple, le musée de Washington est abondamment visité,
y compris de nombreux noirs. Après leur visite, beaucoup d’entre
eux disent : « je ne savais pas que les Blacks étaient
des Juifs ». Ce qui signifie que l’on transforme ces événements,
pour l’éducation civique américaine, et pour l’adoption de
ces valeurs, conduisant l’Amérique à aller au secours du
monde.
Toutes les cérémonies à la mémoire de la
Shoah commencent par des défilés de jeunes gens de l’armée
américaine. Ceux-ci portent les drapeaux de ceux qui ont libéré
les Camps.
Les Américains omettent de dire que rien ou peu de chose n’a
été entrepris avant de libérer les Camps ;le musée
de Washington le signale.
Donc, y compris pour éduquer les Américains, il y a la
nécessité d’intervenir dans les affaires du monde pour dire
où est le bon, le bien et le vrai.
Ce qui m’inquiète le plus pour l’Amérique, parce que
je pense que la France sera réfractaire pour de très longues
années, c’est l’ambition affichée par Birnbaum de créer
cette Fondation qui ne s’appelle pas mémoire mais « Visual
History ». En effet Birnbaum dit : dans quelques années c’est
nous qui ferons tout le matériel pédagogique à partir
de ces témoignages.
Pour conclure, je pense que le témoignage de la personne vivante
ou le témoignage vidéo est quelque chose d’indispensable.
Les historiens s’intéressent aux hommes mais l’histoire ne peut
jamais se réduire aux témoins.
Il faut qu’il y ait un cours pédagogique, quelque chose qui
donne une explication historique que le témoin ne possède
pas en dehors de son propre vécu. Mais certain témoins ont
aussi été des historiens, comme par exemple, Georges
Wellers qui a travaillé avec les méthodes des historiens.
Il est parti des interrogations qu’il s’est posées, de choses qu’il
n’a pas comprises lui- même dans son parcours pour trouver un moyen
de l’expliquer. Mais jamais il ne doit y avoir de substitution du
témoin et de l’historien.
notes de Nicole Mullier 05/05/1999