des déportés d'Auschwitz |
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de la DEPORTATION et de la SHOAH |
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LE CRIME CONTRE L'HUMANITE,
Une mise en perspective historique d'un concept juridique
et politique.
Pierre Truche,
président honoraire de la cour de cassation
et de la commission consultative des droits de l'homme.
Conférence du 24 mai 2001
Lycée Edgar Quinet
Hubert Tison, secrétaire de l'APHG :
C'est un honneur d'accueillir le Président
Truche au sein du Cercle d'étude de la Shoah et de la déportation.
Pierre Truche a été le procureur au procès Barbie,
il est parmi nous pour parler aux éducateurs de la Shoah, et aux
survivants présents.
Votre carrière de magistrat
est connue, elle n'est pas le fruit de l'ambition mais celui de qualités
humaines. La constante est celle du choix d'être procureur: le sens
premier du mot se doit d'être repris, c'est
celui qui agit à la place des autres donc dans le sens de l'intérêt
public, en ayant en charge le bien commun. Ce souci vous a valu toutes
les charges judiciaires entre autre la création du TPI, mais aussi
vous a permis une réflexion sur les droits et devoirs des parents,
des enfants et des enseignants. Vous avez été le procureur
au procès Barbie où vous avez fait appliquer le droit commun
en dehors d'un droit exceptionnel. Votre enfance lyonnaise (dans une des
capitales de la Résistance) pourrait être un élément
de détermininisme historique dans vos engagements.
Pour vous,
les jugements ne sont jamais pré déterminés avant
l'audience, le droit n'est pas mécanique. Vous avez surtout creusé
et affiné la notion de crime contre l'humanité, notion juridique
que quelques-uns uns de nos contemporains emploient à tort et à
travers. Dès 1992, dans la revue Esprit, vous avez défini
le crime contre l'humanité par rapport à la définition
d'humanité. La Shoah, premier objet d'étude du Cercle, est
l'élément manifeste et déclencheur qui nie l'humain
dans l'homme et c'est à ce titre que votre présence éclairera
notre réflexion.
Pierre Truche :
Je vous propose d'abord de voir
comment est née la notion de droit de crime contre l'humanité,
puis d'analyser les positions de la France.
Le crime contre l'humanité est d'abord légal.
Lorsqu'en 1685,
le "code Noir" de Louis XIV définit l'esclave comme un meuble (article
44), le crime contre l'humanité était donc légal.
De même, sous l'Ancien Régime, la "question" préalable,
ordinaire ou extraordinaire est prévue par les textes, admise et
légale jusqu'en 1789.
Le 19ème
siècle est marqué par la bataille de Solférino, qui
voit la naissance de la Croix Rouge mais aussi la naissance d'un courant
de réflexion sur la nécessité de rendre les guerres
plus humaines. A la Haye, en 1907, s'établissent les lois et coutumes
de la guerre. On va essayer de faire la guerre sans achever les blessés,
améliorer les conditions des prisonniers.
La première
guerre mondiale voit un effort de recherche des responsables :
le Traité de Versailles crée un tribunal pour juger Guillaume
II. La nouveauté vient de la possibilité de juger le perdant,
mais les Hollandais refusent de livrer l'Empereur d'Allemagne, car les
crimes n'étaient pas prévus au moment où ils ont été
commis. Le traité parle "d'offense suprême contre la morale
internationale et le respect des traités". La nouveauté vient
dans le fait que l'Empereur aurait été jugé avec la
possibilité de se défendre devant un tribunal international
et devant l'opinion publique. La France demande un acte de complaisance
à la Hollande mais pas d'extradition.
Pendant l'entre
deux guerres, suite à l'assassinat d'Alexandre de Yougoslavie, la
SDN prévoit à son tour une Cour internationale pour juger
les actes de terrorisme (1937).
En 1943, les
alliés disent qu'un des buts de la guerre est la volonté
de juger les responsables nazis et japonais, cette déclaration
est sans effet. Mais le 8 août 19 45, un Tribunal
Militaire International est créé par l'accord de Londres.
Le tribunal de Nuremberg siège
du 14 novembre 1945 au 1er octobre 1946.
Certains ont voulu y voir un tribunal
des vainqueurs. C'est oublier que les droits de la défense ont pu
s'exprimer. De plus, il y a eu des condamnations tenant compte de la gravité
des actes mais aussi des acquittements. Il n'y a pas de peines de
fixées, on recherche la peine la plus appropriée.
Ce tribunal
a dû définir la nature des crimes :
d'abord, des crimes contre
la paix. Mais la France et la Royaume-Uni avaient déclaré
la guerre !!!
Ensuite les crimes de guerre,
qui résultent des violations des lois et coutumes de la guerre,
des violations des conventions de Genève (crimes graves, otages,
martyr des prisonniers).
L'innovation vient de
la notion de crime contre l'humanité. Les crimes contre l'humanité
sont l'extermination, l'assassinat, la
réduction en esclavage,
la déportation, et tout acte inhumain, ou les persécutions
pour des motifs politiques, raciaux ou religieux.
En 1945, on recherche surtout
des
crimes contre l'humanité en relation avec des crimes de guerre:
Von Schirach et Streicher fondateur du Stürmer, un journal de propagande
ignoble, ne seront condamnés que pour crimes de guerre. Le tribunal
de Nuremberg autorise la contumace mais les victimes ne peuvent prendre
la parole au procès. Elles n'ont pas le droit de demander des dommages
et intérêts.
En Extrême-Orient,
le général Mac Arthur va prendre les mêmes dispositions.
On poursuit toujours les plus hauts
responsables sauf au Japon où l'on est déjà dans une
logique de Guerre Froide (volonté de rechercher l'unité du
Japon autour de l'Empereur). Le juge français refuse alors de participer
aux délibérations du fait que quelques pays s'étaient
réunis à part pour rechercher des compromis sur la nature
des sanctions.
L'ONU prend
le relais en 1946, en reconnaissant les principes de Nuremberg. En 1948,
le génocide prend une place à part dans les crimes contre
l'humanité,
la définition est alors : la volonté
de faire disparaître de la surface de la terre un groupe en raison
de ses origines ethniques, religieuses, raciales, groupe avec sa culture
en utilisant tous les moyens (assassinat, soumission, stérilisation
et enlèvement d'enfants -comme dans le cas des enfants juifs- pour
les élever dans une autre culture). "On veut appauvrir le monde"
dit Hannah Arendt.
Le 9 décembre
1948 on prévoit déjà un TPI pour juger les crimes
contre l'humanité.
Le 10 décembre
1948, dans la DUDH, l'article 1 reprend libre et égaux en dignité,
la dignité de chaque homme, en insistant sur la fraternité
(oeuvre de René Cassin)
la dignité de l'homme est le seul
droit qui ne souffre aucune exception. Le nazisme nie l'égalité
des hommes, puis leur dignité, on les marque, on les parque, la
logique du système nazi "légitime" et prépare l'épuration
ethnique.
Des conventions de procédure complètent la définition: tout pays est obligé de rechercher des personnes ayant commis des crimes contre l'humanité. Les crimes contre l'humanité et les crimes de guerre sont imprescriptibles. Cette convention n'est pas ratifiée par la France engagée peu après 1945 dans les conflits coloniaux. En 1964, elle reconnaît l'imprescriptibilité des crimes contre l'humanité. Mais la définition française est encore très floue et fluctuante, s'appuyant sur des ordonnances de 1944. Pétain est condamné pour intelligence avec l'ennemi et crime contre la République, pas pour crime contre l'humanité.
L'apartheid
est reconnu comme crime contre l'humanité mais peu de pays le reconnaissent
comme tel.
D'autres crimes seront considérés
comme étant de l'ordre du crime contre l'humanité comme les
enlèvements en Argentine.
Le génocide reste le
"noyau dur", la situation change en 1989.
La fin de la Guerre Froide va permettre
la naissance du TPI. La situation évolue avec l'épuration
ethnique en Europe et en Afrique des grands lacs. La France prend une initiative
en créant une commission d'étude sur la juridiction internationale:
elle ne peut être décidée que par l'Assemblée
générale de l'ONU. Le conseil de sécurité devait
créer ce tribunal (article 7 de la charte de création), ce
qui a été fait en 1993 à La Haye (mais difficilement
sans fonds ni locaux ).
Les crimes sexuels (prostitution
et grossesses forcées) deviennent des crimes contre l'humanité
avec la guerre des Balkans. Les viols planifiés et répétés
pour qu'elles soient enceintes, ces crimes démontrent la volonté
de couper les femmes musulmanes de leurs racines ; ils sont à la
source de deux condamnations à La Haye.
Le TPI n'est plus le tribunal des vainqueurs, il est
créé en même temps que la guerre, pour faire juger
les chefs.
Son existence ne semble pas avoir modifié la politique
conduite par Milosevic. Mais il vient d'être incarcéré
pour droit commun, et sera jugé un jour.
Le tribunal pour le Rwanda à Arusha en Tanzanie,
va juger dans des conditions particulières, car la peine de mort
est devenue hors la loi. Les criminels arrêtés au Rwanda risquent
la peine de mort, mais pas à l'extérieur du pays. De plus,
7 pays n'ont pas signé (sur 186) la reconnaissance de la fin de
la peine de mort.
L'efficacité du TPI se heurte à plusieurs
difficultés :
- d'abord, ces tribunaux cessent leurs activités
dès que la paix est revenue ; ce ne sont que des tribunaux provisoires
: le 17 juillet 1998 est signé à Rome un traité prévoyant
la
permanence du TPI. Mais cette cour ne rentrera en vigueur que
lorsque 60 pays auront ratifié ce traité.
- L'action du TPI ne doit pas entraver la recherche de
la paix. Le Conseil de Sécurité va pouvoir demander à
la cour la suspension des poursuites pendant un an.
- Le TPI ne pourra intervenir que pour des cas s'étant
passé avec des pays signataires. Les États-Unis ont refusé
de ratifier ce traité.
- Une autre limite à l'action du TPI tient à
la subsidiarité qui prévoit que les crimes seront jugés
dans le pays du criminel. Le cas Pinochet est intéressant: sorti
de son pays ses crimes l'ont rattrapé et même s'il est retourné
chez lui, le Chili a poursuivi la procédure. La bonne direction
est indiquée par toutes ces mesures, mais tout reste possible, entre
autre la création de nouveaux crimes contre l'humanité.
Cette cour internationale sera d'autant plus efficace
qu'elle jugera d'abord et surtout les chefs, les responsables, et
que l'on trouvera d'autres solutions pour les "criminels de détail".
Ainsi, en Afrique du Sud, des comités de justice et réconciliation
ont été mis en place.
- Dans le TPI, les victimes pourront se faire entendre
(grâce à un fond international): l'auteur, la victime et l'ordre
public sont les trois acteurs de la Justice. Le fait que la victime puisse
se faire représenter est une nouveauté.
- La procédure américaine, appliquée
par exemple en Ethiopie, peut être un obstacle au jugement
: dans cette procédure accusatoire, les témoins peuvent être
discrédités, ou subir des attaques intolérables.
La France et le crime contre l'humanité :
La situation de la France est délicate: 1500 condamnations à mort exécutées après la guerre. Aucune pour crime contre l'humanité qui n'existait pas en droit français, puis amnistie et mesures de grâce.
L'affaire Touvier est significative de cette situation : sa condamnation pour crime de guerre étant prescrite, il demande le retour de ses biens et la fin de l'interdiction de séjour à Chambéry. L'amnistie octroyée par le Président de la République pousse les avocats des associations de résistance à redéfinir ses crimes en crimes contre l'humanité. Touvier a pris 8 personnes après l'exécution de Philippe Henriot, a laissé la personne non juive et a exécuté les 7 autres. Il sera poursuivi comme complice de crime contre l'humanité, comme Papon ou Bousquet.
L'affaire Barbie: deux fois condamné
en 46 et 48, parce qu'il était le bourreau de Jean Moulin, à
son procès de Lyon, il est devenu le meurtrier des enfants d'Izieu,
crime imprescriptible car crime contre l'humanité.
Militant d'une association catholique, après deux
ans passés dans une école SS, il devient un bourreau. Les
Américains refusent de le livrer par "peur de la torture" par des
policiers français ; ils le font partir pour la Bolivie par l'intermédiaire
du Vatican.
On ne pouvait pas reprendre les mêmes faits pour
le juger.
Il est alors poursuivi pour 3 faits : l'enlèvement
de 70 personnes de l'UGIF, rue Sainte Catherine en 43 ; la rafle
et la déportation des 45 enfants d'Izieu en avril 1944 (sauf celui
qui n'était pas juif) ; enfin, le 6 août 1944, la déportation
de 300 juifs et de 300 résistants.
Le seul texte français applicable était
celui de 1945 désignant les puissances de l'Axe comme seules capables
de produire un crime contre l'humanité. Les civils sont donc
concernés par le crime contre l'humanité ; les 300 résistants
appartiennent au crime de guerre. La cour de cassation reconnaît
cependant, à leur égard, le crime contre l'humanité
puisque les
traitements ont été inhumains.
Depuis, le code pénal de 1994 reconnaît le crime contre l'humanité sans conditions d'origine, les mêmes actes commis contre des combattants sont aussi des crimes contre l'humanité. Pierre Truche pense que le crime individuel est prescriptible mais pas celui du commandement.
Du fait de la définition française, Touvier
et Papon ont été condamnés comme "complices des
Allemands"
La France fait des efforts de participation dans les
instances internationales, ce qui est un bien.
Mais, il ne faut pas mettre le crime contre l'humanité
à toutes "les sauces".
Echanges avec la salle :
- Françoise Valleton :
Que dire sur le fait que le jugement de Nuremberg
est un acte inique car rétrospectif et de l'affaire Aussaresses?
Mais pour que l'accusation pour crime contre l'humanité
soit recevable, il faut d'abord prouver l'implication des sommets de l'Etat.
Aussaresses n'était que commandant, chargé
du renseignement. Ses pratiques sont -elles une doctrine de la République,
un agissement couvert par Massu ou une initiative de son propre fait ?
La réponse à cette question déterminera la qualification
de ses crimes. Personne n'était obligé d'employer la torture.
L'exemple de la Bollardière montre un comportement opposé.
Le sort des femmes afghanes n'est-il pas un crime contre l'humanité ? N'est-ce pas un apartheid ?
L'apartheid a une définition précise: des
actes inhumains (meurtres, extermination, réduction en esclavage,
déportation, persécution, emprisonnement, esclavage sexuel
etc…) commis dans le cadre d'un régime institutionnalisé
afin de réduire un groupe racial.
Autre difficulté pour l'Afghanistan : le droit
d'ingérence ne peut se faire qu'avec l'accord du pays. Quels états
seraient prêts à intervenir militairement ?
Quelle est la limite entre génocide et crime
contre l'humanité ?
A partir de quel nombre y a-t-il crime contre l'humanité
?
N'y a t il pas un crime plus général que l'apartheid, celui de la discrimination ?
- Madeleine Kahn:
Qui est responsable ? Celui qui dicte ou celui qui
exécute ?
- Mme Dos,
N'y a-t-il pas des moments aigus de l'histoire où on est soit criminel soit héros ?
- Maryvonne Braunschweig
Pourquoi le mot "race" n'est- il pas supprimé des textes officiels ?
Qu'en est-il des indemnités des travailleurs forcés en Allemagne ?
Mais, pourquoi tous ces sujets remontent-ils à la surface 50 ans après ? N'est-ce pas une marque du crime contre l'humanité, quand la justice n'a pas été appliquée correctement, pour de multiples raisons ?
La mort éteignant l'action de la justice, pourquoi ne pourrait-on pas juger à titre posthume les grands assassins ?
La justice ne s'intéresse finalement qu'à
la sentence, en croyant qu'elle est suffisante pour éteindre le
deuil de la victime.
La confrontation de la vérité doit être
indépendante de la disparition de l'auteur des faits.
Juger les coupables morts est-ce important pour le
travail de mémoire ?
J'ai été un modeste témoin au procès Barbie, le premier des déportés à intervenir, l'important est le résultat des procès. Je fus invité à un procès en Allemagne; j'ai demandé si les avocats interviendraient en se moquant de mon témoignage ou en ironisant, comme cela s'était fait précédemment, le juge allemand a répondu en me demandant d'envoyer un autre témoin.
Il faut rappeler aux jeunes Allemands, aux Autrichiens, aux Flamands, que nous sommes encore vigilants pour faire barrage aux phénomènes dont nous avons connu les excès. Un minimum de justice est nécessaire à la fois pour punir les coupables et pour honorer la mémoire de ceux qui ne sont pas revenus.
Parmi les questions qui me sont posées par les
jeunes, il y a parfois celle-ci : Pourquoi êtes-vous revenu ?
Ce soir, je dirais simplement, pour pouvoir assister
à un débat comme celui-ci.
Notes Gilles Boué, Nicole Mullier
mise en ligne D Letouzey 06/06/2001
-
Pierre Truche: Le crime contre l'humanité
in Les cahiers de la Shoah n° 1, 1994
http://www.anti-rev.org/textes/Truche94a/
sommaire
Cercle d'étude
http://aphgcaen.free.fr/cercle.htm