L'Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat…

Réflexions sur les finalités de l'Histoire du Moyen Âge
destinées à une société dans laquelle même les étudiants d'Histoire s'interrogent

Joseph Morsel, Maître de conférences à l’Université Panthéon-Sorbonne (Paris I)
avec l’aide de Christine Ducourtieux

http://hal.archives-ouvertes.fr/halshs-00290183/document


« L'Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat, parce que l'Histoire, et au-delà les sciences humaines, est menacée par la posture utilitariste dominante dans notre société » écrit Joseph Morsel. Dans l’entretien suivant, mené à distance, il présente son ouvrage qui a une particularité : il n’existe que sur le web où il est accessible intégralement et gratuitement.
(utilisation manuelle des notes en fin d'article)
 

Existe-t-il, selon vous, une « crise de l’histoire universitaire » ?

Plutôt que de « crise de l’histoire universitaire », je parlerais de « crise de la recherche historique », qui touche non seulement les universités mais toutes les autres institutions de recherche historique (CNRS, EHESS, ENS, Archives). Quant au diagnostic d’une telle « crise », il n’est pas neuf : Gérard Noiriel a consacré tout un ouvrage il y a maintenant 10 ans à la « crise » de l’histoire professionnelle1, dans lequel il souligne notamment les contradictions dans lesquelles celle-ci se débat en raison de son mode d’organisation. D’un côté en effet, les historiens professionnels sont employés par l’État, qui seul peut leur assurer à la fois l’indépendance intellectuelle nécessaire à toute activité scientifique et l’accumulation continue des savoirs sur laquelle repose inéluctablement l’activité historienne : collecte des données dans des dépôts souvent insuffisamment inventoriés, contacts avec les chercheurs et lecture des travaux étrangers (rarement en anglais), développement et maîtrise de techniques d’exploitation des données qui n’ont plus rien à voir avec la simple « lecture » des sources, formation des jeunes chercheurs, etc.

Réciproquement, le financement public, de moins en moins perçu comme une forme de contribution solidaire mais de plus en plus comme une forme d’investissement, impose de rendre des comptes à la communauté (en l’occurrence nationale puisqu’on est dans un cadre étatique) et de montrer l’utilité sociale de ce qui est fait. Ce « devoir de rentabilité » prend deux formes principales : d’une part, au niveau pratique, la liste des publications des chercheurs et les rapports d’activité des groupes de recherche, d’autre part, au niveau théorique, l’enrichissement de la « mémoire collective » nationale, face à laquelle l’historien (surtout contemporanéiste, il faut bien le reconnaître) adopte de plus en plus une posture d’expert2. Mais avec le développement de l’antifiscalisme de ces dernières décennies, la justification du travail de l’historien est devenue de plus en plus difficile, non parce qu’il est en soi peu justifiable, mais parce qu’il est soumis à des critères de rentabilité de plus en plus étrangers au fonctionnement de la recherche fondamentale. (L’histoire, comme les sciences sociales, relève en effet de la recherche fondamentale – leur objet est la mise à jour des règles du fonctionnement et du changement des sociétés –, même s’il existe parfois des secteurs d’application pratique, comme en économie, en sociologie ou en psychologie. Mais que pourrait bien être une recherche appliquée en histoire ?)

La « crise » de l’histoire professionnelle n’est donc qu’un aspect de la crise des sciences sociales et même, au-delà, de la crise des sciences développées dans un cadre public (ce que montre bien l’existence d’une organisation comme Sauvons la Recherche, dans laquelle les sciences de la nature sont tout aussi présentes, sinon plus, que les sciences sociales). La remise en cause de l’existence d’une recherche fondamentale touche toutefois l’histoire d’une double manière. D’une part, comme les autres sciences, l’histoire professionnelle est contrainte de se couler dans le moule d’une recherche à court terme (3 ans), baptisée « recherche sur projets »3 et désormais mise en œuvre, en France, par l’Agence Nationale de la Recherche récemment créée (copiée sur la DFG allemande mais sans la commission scientifique qui y existe, ce qui fait qu’en France, les décisions sont prises dans une opacité contraire à toute éthique scientifique).

Mais l’histoire est également touchée dans son existence même précisément par ces évolutions : si l’histoire s’est autant développée durant les deux derniers siècles (XIXe-XXe s.), c’est parce qu’elle s’inscrivait parfaitement dans le modèle évolutionniste dominant (mis en forme vers 1800) et qu’au sein de ce modèle (celui du Progrès), elle permettait de légitimer le système libéral face à ce qui avait précédé – mais aussi à des penseurs plus ou moins marxistes de pronostiquer la fin dudit système libéral. Or ce modèle évolutionniste est moribond (ce dont témoigne ne serait-ce que la nouvelle vigueur du créationnisme !) et le système libéral n’a désormais – en tout cas pour le moment – plus besoin d’être légitimé relativement (c’est-à-dire par rapport à d’autres systèmes, antérieurs ou alternatifs), ce qui permet d’annoncer « la fin de l’histoire » (F. Fukuyama) et d’inciter à vivre dans un éternel présent (attitude que François Hartog appelle « présentisme »4). Dans une société où le seul progrès possible est technique (et non plus social) et où le futur n’est qu’une anticipation à trois ans (pour la rentabilité des investissements – tout comme des projets de recherche de l’ARN... –, ce qui explique bien sûr l’aveuglement sur l’avenir de la planète), quel peut être l’intérêt de l’histoire autre que contemporaine ? La négation du futur (lointain) implique la négation du passé (lointain).
 

 

Votre défense de l’histoire médiévale ne risque-t-elle pas d’apparaître alors comme la défense d’un pré carré ?

J’attire tout d’abord l’attention sur les parenthèses dans le titre : L’Histoire (du Moyen Âge)... Je veux par là signifier que ce que je dis à propos de l’histoire médiévale vaut pour l’ensemble. Bien évidemment, j’écris en tant que médiéviste (et qui considère que son activité est légitime), mais je ne me place pas sur le terrain de la défense des intérêts acquis. Même si la défense et illustration de l’intérêt de l’histoire médiévale à laquelle je me livre peut apparaître comme expansionniste, puisque j’annexe (à la suite de divers collègues médiévistes) la fin de l’Antiquité (au moins le IVe s.) et une bonne partie de la période Moderne (au moins jusqu’au milieu du XVIIe s.), il ne s’agit en aucun cas de sacrifier les autres périodes historiques aux intérêts de l’histoire médiévale.

Mon but est de prendre acte du manque de « lisibilité » de l’activité des historiens (en particulier ceux qui ne travaillent pas sur la seconde moitié du XXe s.), alors que pourtant ils contribuent assidûment aux activités de commémoration qui sont, on le sait, un véritable « sport national ». Ils sont ainsi tout autant menacés que les médiévistes par la crise de leur utilité immédiate – et pas plus que les médiévistes ils ne peuvent espérer s’en sortir en se contentant de creuser plus profondément encore le sillon actuel de la commémoration : pourquoi la mémoire devrait-elle nécessairement se fonder sur le savoir historique ? Les mythes grecs (ou bororos) n’avaient-ils pas la même efficacité sociale (quoique à des échelles sociales différentes) ? L’instrumentalisation des cathares dans le Sud-Ouest de la France 5 n’apporte-t-elle pas la preuve que l’on peut construire de l’identité régionale sur des fantasmes ?

Mais le cas de l’histoire médiévale semble être particulier, comme me l’avait suggéré l’incroyable floraison de spectacles « moyenâgeux » ces dernières décennies et comme m’en a persuadé l’anecdote, que je présente en avant-propos, de cette étudiante d’histoire, pourtant non débutante et d’un bon niveau, qui ne comprend pas l’intérêt d’étudier le Moyen Âge. J’ai alors essayé de comprendre pourquoi cette « illisibilité » se pose apparemment plus pour le Moyen Âge que pour l’Antiquité, donc au-delà d’une réponse en termes d’ancienneté de la période ou de rareté des sources. Et c’est là que l’on rencontre ce que j’appelle le « médiévalisme ».
 

 

Que désignez-vous sous le terme de « médiévalisme » ? En quoi cette dérive vous paraît-elle dangereuse pour une étude rigoureuse de l’histoire ?

On observe aisément combien, dès la fin du XVIIIe s., le Moyen Âge est érigé en contre-modèle absolu du système libéral, par ses partisans comme chez Marx. Et de nos jours encore, tout ce qui est anormal du point de vue de nos représentations courantes est qualifié de « moyenâgeux » (ou de « retour au Moyen Âge ») – quel que soit d’ailleurs le bord politique ! De ce fait, l’instrumentalisation idéologique du Moyen Âge a été extrêmement forte dans les sociétés occidentales contemporaines – l’apogée étant atteint avec le nazisme. D’une manière générale, on peut observer que lorsque les populations occidentales contemporaines se ruent sur le « moyenâgeux » (qui n’a bien souvent que de lointains rapports avec le « médiéval », au sens de ce qui renvoie au fonctionnement de la société médiévale), il s’agit d’un symptôme d’une crise profonde du système social – mais une crise que l’on prétend conjurer par le recroquevillement nostalgique plutôt que par la lutte frontale.

C’est cette mode du pseudo-médiéval que j’appelle le « médiévalisme », et il s’avère actuellement extrêmement puissant, comme en témoigne la vogue, pêle-mêle, des fêtes médiévales, de l’heroic fantasy, des sites électroniques consacrés au Moyen Âge, de la fascination pour les cathares, etc. Le « médiévalisme », adossé aux nouvelles techniques d’information de masse sans que, précisément, la masse des utilisateurs soient dotés des moyens de trier l’absurde de l’acceptable, ancre de ce fait dans les esprits des représentations du Moyen Âge complètement fantasmagoriques. La production électronique de fantasmes remplace la production nationaliste de héros (comme Jeanne d’Arc), avec au bout du compte l’image d’une société absurde. Il a fallu du temps pour essayer de « dénationaliser » l’histoire (l’entreprise est loin d’être achevée – et le cas des cathares montre que le cadre régional prend aussi le relais), il n’est pas sûr qu’il sera plus aisé de « rationaliser » l’image du Moyen Âge véhiculée par les nouveaux médias.
 

 

En quoi l’étude de votre très long Moyen Âge est-elle selon vous une « nécessité » absolue pour mieux comprendre la société d’aujourd’hui et ses mutations ?

Face à ce dévoiement spécifique de l’histoire médiévale qui fait du Moyen Âge l’inverse de nos représentations sociales enchantées, j’ai non seulement démonté quelques-uns des facteurs qui ont permis la construction de ce discours (1ère partie), mais ensuite essayé de montrer, sur la base des travaux actuels et sans concession au devoir de mémoire, dans quelle mesure on peut considérer que le Moyen Âge a en fait constitué une matrice essentielle pour l’élaboration non seulement du système social actuel (sans pour autant nier les écarts considérables qui ont fini par s’instaurer entre les deux sociétés) mais aussi de sa spécificité historique (IIe partie).

La question du « déroutement » (le Sonderweg) de l’Occident latin préoccupe philosophes, historiens et sociologues depuis le XIXe s., et le rôle crucial joué par la période médiévale est indubitable : c’est à ce moment-là, probablement à partir du Xe ou du XIe s., que la société occidentale commence à adopter un mode de fonctionnement qui aboutit quelques siècles plus tard à sa domination planétaire. Mais rien n’est achevé à la fin du Moyen Âge « académique » (c’est-à-dire vers 1500), l’époque dite moderne ne fait guère que poursuivre et intensifier les évolutions entamées auparavant, sans innovation particulière (la Renaissance n’est qu’une rupture superficielle), jusqu’à ce que s’enclenche vers le milieu du XVIIe s. une dynamique nouvelle, à l’origine de la révolution industrielle et du « désenchantement du monde », focalisé sur l’individu.

Ce qui se produit à partir du Moyen Âge est un processus que j’appelle « déparentalisation du social », qui exige immédiatement une précision : cela ne signifie pas que les rapports de parenté disparaissent, mais que les rapports de parenté charnelle (essentiellement la consanguinité) cessent de jouer le rôle déterminant qui était le leur (comme dans toutes les sociétés traditionnelles). La déparentalisation du social est allée de pair avec une transformation profonde de l’organisation de l’espace médiéval, puisque se mettent en place des rapports sociaux inscrits dans des espaces communs (les communautés villageoises et urbaines, plus tard les nations) qui pallient la perte de cohésion qu’aurait pu entraîner la déparentalisation. Mais la corrélation la plus fondamentale, du point de vue de ses effets historiques, a été la formation d’un système méritocratique : l’accession aux fonctions réside de moins en moins sur la seule hérédité, il faut « passer par la case ‘diplôme’ ». Certes, les enfants de bonne famille sont mieux placés pour les obtenir : c’est pourquoi la promotion de la méritocratie n’est en rien la promotion automatique d’un système égalitaire. Mais l’effet en est que, tendanciellement, les fonctions ne sont plus exercées par les seuls héritiers mais par des gens choisis pour leur compétence. D’où une meilleure « productivité sociale ».

Or l’institution sociale qui a joué un rôle déterminant dans la marginalisation de la parenté charnelle et qui s’est la première constituée, pour son plus grand profit, en une structure méritocratique, c’est l’Église. À l’encontre d’un certain type de discours actuel qui évoque les « racines chrétiennes » de l’Europe, il est beaucoup plus juste de parler de racines cléricales, dans la mesure où ce qui a eu une efficience particulière n’est pas le christianisme (qui n’est pas propre à l’Occident latin, et qu’on instrumentalise face à l’Islam) mais un mode de domination sociale historiquement daté, au profit de l’institution ecclésiale – et que la Réformation n’a absolument pas ruiné même si elle en a changé les principaux bénéficiaires. La différence qui s’est introduite entre le monde latin, le monde byzantin et le monde arabo-ottoman ne relève pas des textes sacrés (le Coran tonne tout autant que la Bible contre la stricte solidarité parentale) mais de la formation ou non d’une institution dominante qui retraite ces textes et en tire des normes de fonctionnement obligatoires.

La réduction de l’individu à son patrimoine génétique (c’est-à-dire la négation du caractère social de la parenté), l’enjeu de l’institution scolaire dans la reproduction du système social, les problèmes de cohésion sociale posés par la négation de l’espace dans le système libéral, l’importance du village dans l’imaginaire altermondialiste, les écarts entre les structures sociales occidentales (au sens large) et les autres – toutes ces choses prennent un sens plus précis dès lors qu’on les replace dans cette évolution à très long terme (la déparentalisation étant d’ailleurs en train de s’accomplir sous nos yeux).
 

 

Dans le secondaire, le Moyen Âge a longtemps été cantonné au collège. Si vous aviez la possibilité de participer à la conception des prochains programmes de lycée, quelle place donneriez-vous au Moyen Âge ?

L’enseignement de l’histoire dans un cadre scolaire est un problème majeur, dans la mesure où sa finalité actuelle est, quoi qu’on en dise, strictement idéologique : il s’agit de doter les enfants puis les adolescents d’un cadre identitaire sous couvert d’acquérir un vernis culturel (les événements, les monuments qu’on ne peut pas ne pas connaître). Le passage du cadre national au cadre européen n’a rien changé à l’affaire. La tyrannie du sacro-saint programme, que personne ne respecte jamais faute de temps mais qui conduit à bourrer les têtes de prétendues connaissances, n’a pas d’autre effet que de dégoûter de l’histoire une grande partie (sinon l’essentiel) des élèves. Il ne s’agit pas d’une critique contre les enseignants : ils ne font que ce qu’on leur dit de faire 6. Moyennant quoi même les étudiants d’histoire ne comprennent pas pourquoi ils font ce qu’on leur demande de faire…

Si l’on admet que l’histoire n’est pas la connaissance du passé (ce que beaucoup croient – mais les historiens ne sont pas des antiquaires !) mais une science sociale dont l’objet est l’explication du changement, de la transformation des sociétés, alors c’est sur cet objet (le changement) que devrait être focalisé l’enseignement de l’histoire dans un système scolaire dont la finalité serait de former véritablement des citoyens. Personnellement, j’orienterais l’ensemble des enseignements « de découverte » à l’école primaire (grosso modo : histoire, géographie, biologie, physique) vers la compréhension de la transformation et du changement, avec ses échelles temporelles et spatiales variées (ce qui impose bien sûr de comprendre le fonctionnement d’un organisme : mais si l’on ne prend pas le changement comme horizon de travail, on ne fera que décrire des mécanismes, sans dynamique). Je reprendrais la même chose au collège, mais cette fois avec un bagage disciplinaire plus marqué et plus formalisé.

Pour ce qui est du lycée, je ne tiens pas à ce qu’il y ait nécessairement un programme d’histoire médiévale : ce dont souffrent les étudiants en difficulté en histoire médiévale, ce n’est pas tant de ne pas avoir un vernis culturel sur le Moyen Âge, mais de n’être pas capables d’analyser un document au-delà de la lecture immédiate, de réfléchir à un problème abstrait, de faire preuve d’esprit critique non seulement face à ce qu’on leur dit mais aussi face à leurs propres catégories d’analyse. Le lycée doit fournir des outils intellectuels, pas des connaissances (en tout cas pas seulement), et le Moyen Âge n’aurait sa place au lycée que dans cette mesure : si c’est pour alourdir encore les programmes, autant s’abstenir – et compter alors sur des apports extrascolaires (mais organisés dans un cadre public, afin de réduire tendanciellement les inégalités socioculturelles).
 

 

Pourquoi la télévision n’a-t-elle pas continué dans l’œuvre de vulgarisation entreprise par Georges Duby ? Quels acquis récents de la recherche historique mériteraient à votre avis d’être médiatisés à destination d’un public large ?

Ma compétence en matière télévisuelle est médiocre dans la mesure où je ne la regarde pas. Il me semble cependant que la réponse à la question de l’absence de postérité de l’action de G. Duby est simple : elle tient au fait que la finalité de la télévision a changé. D’un instrument (un peu) orienté vers des programmes culturels, elle est devenue un instrument presque exclusivement commercial, dont la finalité est fondamentalement de faire consommer par la publicité. Il n’y a donc pas plus de place pour une histoire à la Duby que pour des émissions littéraires comme celle de Pivot. Ou alors sur des chaînes à publics très restreints et très ciblés (Arte, chaînes historiques, etc.).

Était-ce une fatalité ? Sans doute pas si l’on regarde le cas de la BBC ou des chaînes publiques allemandes. Je pense que la démission des pouvoirs publics en France, qui a conduit à la privatisation de la principale chaîne et à la dérive des programmes, non seulement sur celle-ci mais aussi sur les chaînes publiques, par effet d’entraînement et négligence des missions de culture publique, explique beaucoup de choses – même s’il ne faut pas se leurrer : nous vivons dans un monde où tout a vocation à devenir une marchandise, ce qui signifie que même les chaînes publiques livrent des produits culturels « marchandisés ».

Il est difficile de dire ce qui devrait être vulgarisé. Je pencherais pour : 1) les changements dans la manière dont les historiens travaillent les sources (non seulement l’exploitation du contenu, avec les moyens nouveaux que sont la lexicométrie et la reconstitution de champs sémantiques assistées par ordinateur, mais aussi la réflexion sur les effets propres de la production matérielle du document, de sa conservation sélective et de son archivage) ; 2) le caractère « construit » (mais en même temps réel) des catégories sociales (la noblesse, les femmes, les cathares, etc.), qui contraint à remettre en cause l’évidence et le caractère naturel que l’on prête à ces classifications dans la vie sociale ; 3) l’incroyable renouvellement de nos connaissances apporté par les milliers de sites archéologiques fouillés ces deux dernières décennies ; 4) la formation récente du paysage habité (villages, cimetières, etc.) malgré notre croyance en son caractère immémorial, et au-delà la transformation de la spatialité européenne ; 5) la domination ecclésiale sur la société (au-delà de toute polémique laïcarde, l’important étant de comprendre ce qu’est une société dominée par une institution théocratique) ; 6) l’évolution de la place des rapports de parenté (à ne pas réduire à la famille)...
 

 

Christine Ducourtieux semble très critique sur les usages d’internet. Ces critiques ne portent-elles pas d’abord sur certaines formes de vulgarisation ? Au contraire, la numérisation n’est-elle pas un auxiliaire essentiel dans le travail des chercheurs et dans leur accès aux sources ?

Je partage entièrement les réserves émises par Christine Ducourtieux : le chapitre sur internet a été conçu à deux, même si la rédaction lui en a pour l’essentiel incombé. Comme il apparaît dans ce chapitre, c’est effectivement la fausse vulgarisation que nous dénonçons, non pas parce que son contenu est faux mais parce que peu d’internautes sont capables de se rendre compte de sa fausseté. Les historiens professionnels ne peuvent se contenter de faire l’autruche : ce qui fausse l’histoire sur internet fausse l’histoire tout court. Les historiens professionnels doivent donc impérativement s’engager sur ce nouveau support. Mais nous dénonçons alors l’usage que font certains médiévistes des blogs, sur lesquels ils se perdent en critiques non scientifiques (dans leur contenu ou dans leur forme), et donc détournent du débat scientifique l’instrument qu’est internet.

À aucun moment nous ne considérons qu’internet est en soi une mauvaise chose pour l’historien : on voit mal comment Ch. Ducourtieux, qui porte à bout de bras le portail des médiévistes Ménestrel, pourrait penser une telle chose. Quant à moi, je l’utilise abondamment – et j’ai justement décidé d’y publier le livre que je présente ici, qui a d’emblée été conçu pour être diffusé sur le web (bien que sa forme soit plutôt celle d’un ouvrage imprimé classique). Ce que nous critiquons vivement, ce sont les usages faits d’internet au plan de la médiévistique – ce qui pose de redoutables problèmes pour les enseignants. Actuellement, il y a plus de chances pour nos étudiants de collecter des informations erronées (je ne parle même pas des sites qui vendent en ligne des corrigés de travaux !) que de trouver ce dont ils ont besoin – non seulement parce que les sites absurdes sont innombrables, mais aussi et surtout parce que ni les étudiants ni les enseignants ne sont formés à l’utilisation intelligente de cet instrument.

Quant à la facilité d’accès aux sources, c’est effectivement une nouveauté : on peut désormais accéder à des centaines de milliers de pages numérisées ou digitalisées, à des dizaines de milliers d’enluminures ; des dizaines de volumes médiévaux sont lisibles à l’écran, ce qui évite de devoir se déplacer et de les user. D’où l’apparition de trois problèmes, à commencer par le choix des documents numérisés ou digitalisés : les historiens ne sont que rarement associés à ces choix, qui privilégient le beau et/ou le célèbre ; en revanche, les actes de la pratique (chartes, censiers, comptes, lettres quotidiennes) sont ignorés alors qu’ils sont essentiels pour les médiévistes. Quelle histoire ferons-nous si nous nous restreignons à ce qui est à l’écran (ou si l’on décide de ne plus financer les déplacements des historiens dans les archives au motif qu’il y a bien assez de documents utilisables à distance) ?

Deuxième problème : comment maîtriser cette masse ? Comment traiter les dizaines de milliers d’occurrences de tel ou tel terme ? Ceci montre que le problème des historiens ne résidait pas tant dans l’accès aux sources que dans la maîtrise de techniques d’exploitation adaptées à l’objet étudié. Par conséquent, internet ne résout pas un problème d’historien, il contraint les historiens à adapter leur mode de travail à ce qui ressemble à de nouvelles possibilités. Une technique n’est jamais neutre en soi, dans la mesure où elle ne peut se développer qu’en engendrant des rapports de pouvoir entre les producteurs et les utilisateurs de cette technique.

Le troisième problème est celui de la nature de l’objet sur lequel travaille l’historien à l’écran, ce que vous appelez « source ». Car bien que l’image de la page soit beaucoup plus ressemblante (mimétique) de l’original qu’une simple édition de texte, ce n’est pourtant pas l’original, c’est à dire le document concret, l’objet produit. Le document est donc réduit à une image, ce qui évacue tout autant le caractère d’objet produit que lorsqu’on a affaire à une édition de texte – sauf que l’illusion du rapport direct est là. Or la technique informatique, comme toutes les techniques de diffusion de données, produit un sens supplémentaire, que nous maîtrisons encore mal étant donné le caractère récent et en perpétuelle évolution de cette technique. Par ailleurs, le fantasme du fac-similé absolu, à la Borges, a été dénoncé par des historiens tout comme des philologues7, non seulement à cause de son caractère absurde, mais aussi et surtout parce qu’il s’agit d’un renoncement au travail scientifique et à la production du sens, comme si les documents parlaient tout seuls.

On en déduira que, s’il ne saurait être question de se passer de l’outil informatique et de l’internet, nous sommes encore loin de comprendre les effets induits de ces techniques sur le régime de production du sens de nos observations. La plus grande prudence reste donc de mise, qui plus est face à des internautes qui ne maîtrisent pour la plupart que les aspects techniques de l’utilisation (grâce aux logiciels interactifs) mais aucun des aspects cognitifs (modalités de validation des trouvailles, sens du chaînage hypertextuel, apparence immatérielle des données, etc.) propres à la circulation sur internet.

Entretien Daniel Letouzey - Joseph Morsel

Lire également : Un Moyen-Age récupéré ? Joseph Morsel 

 
 1 - G. Noiriel, Sur la « crise » de l’histoire, Paris, Belin, 1996 (rééd. augmentée Gallimard, 2005).
 2 - Cf. O. Dumoulin, Le rôle social de l’historien. De la chaire au prétoire, Paris, Albin Michel, 2003.
 
3 Le caractère délétère du « Projet de recherche » a été récemment dénoncé par la médiéviste américaine Caroline W. Bynum, « The P Word », Perspectives, Octobre 2007, p. 58. Voir aussi, sur un mode plus sarcastique (et non historien), http://www.sauvonslarecherche.fr/spip.php?article951 ainsi que http://www.sauvonslarecherche.fr/spip.php?article1780.

 
4 F. Hartog, Régimes d’historicité : présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003.

Il me semble cependant que la théorie du « présentisme » néglige un aspect essentiel : l'éternel présent dans lequel nous sommes censés vivre n'est en fait qu'une manifestation d'un phénomène plus vaste, celui de la négation du temps (c'est d'ailleurs exactement ce que suggère l'apophtegme « le temps, c'est de l'argent » : le temps, ça coûte de l'argent - et il faut donc tout faire pour l'annihiler). Les évolutions actuelles montrent clairement que nous vivons dans une société où le « temps réel » est en fait l'immédiateté, la négation du délai et de la durée ; cette « détemporalisation » (ou « achronisation ») est strictement corrélative de la « déspatialisation » que j'évoque à la fin de mon ouvrage, à la fois parce que la dissociation temps / espace n'est en aucun cas un fait de nature et parce que l'achronisme et l'atopisme sont les dimensions de fonctionnement du système libéral - ce que montre bien le cas de ses institutions dominantes que sont les multinationales et les fonds d'investissement, qui échappent au cadre spatial commun et ne connaissent que le profit à court terme.

 
5 Ce cas est particulièrement emblématique dans la mesure où il oppose clairement des historiens amateurs ou marginalisés dans le champ académique à des universitaires et normaliens (J.L. Biget, U. Brunn, H. Théry, M. Zerner) – mais ce ne sont pas ces derniers qui dénient aux premiers le droit à la parole, ce sont les premiers qui vomissent la parole universitaire ou normalienne et vont jusqu’à la qualifier de « négationniste »… 
 
6 Il faudrait se garder de voir dans mes observations sur la place de l'Histoire dans l'enseignement une adhésion aux projets gouvernementaux visant à un recentrement sur les prétendus « fondamentaux ». Un tel recentrement consiste purement et simplement à abandonner le principe d'un enseignement public destiné non seulement à la formation mais aussi à la compensation des écarts socioculturels. 
Toutefois, il ne s'agit là, à mon sens, que du dénouement (le moment où les masques tombent) d'un processus qui avait déjà commencé bien avant - et dont justement l'alourdissement des programmes et leur orientation vers l'accumulation des connaissances étaient le principal moyen puisque cela revenait, en faisant apparaître comme importunes et lourdes les matières autres que les lettres et les maths, à engendrer au sein même du fonctionnement scolaire, donc de façon invisible, le blocage de la capacité de l'école à réduire les inégalités socioculturelles. Ce qui a finalement manqué, c'est notre capacité à penser la culture autrement que comme un vernis et à doter les élèves de curiosité et de désintéressement (ne compte que ce qui rapporte - des notes, plus tard de l'argent) - et il est clair que les choix qui viennent d'être pris ne vont pas arranger les choses.
7 Cf. notamment B. Cerquiglini, Éloge de la variante. Histoire critique de la philologie, Paris, Seuil, 1989.


DL 2008