La France et l’attitude des Français sous l’Occupation Jean Quellien
La perception de cette question évolue en permanence, en fonction des intérêts des historiens, de l’accès aux archives, et selon le contexte politique. Voir aussi Pierre Laborie "Histoire
et mémoires de Vichy et de la Résistance" (ECEHG, INRP)
Le mythe résistantialiste : " La masse des Français a
résisté pendant l’Occupation. Les mesures prises par Vichy
ont été imposées par l’occupant nazi. Le pays n’est
donc pas responsable ".
En 1949, le procureur général Mornay parle de " 4 années à rayer de notre Histoire " Dans ce contexte, des ouvrages tentent de blanchir le régime de Vichy. Ils viennent de l’entourage du maréchal Pétain. Pour Louis-Dominique Girard, chef du cabinet civil, Montoire a été un "Verdun diplomatique". Pétain y a résisté pied à pied aux exigences des Allemands. En 1954, Robert Aron (Histoire de Vichy) reprend les arguments de la défense de Pétain : il a reçu le pouvoir légitimement, il a servi de " bouclier ", alors que le général de Gaulle (le glaive) préparait la reprise de la lutte. André Siegfried oppose le mauvais Vichy (Laval) et le bon (Pétain). Pour lui Pétain a mené un double jeu. Les mesures dilatoires ont trompé les Allemands et réduit la portée de la collaboration proclamée. Ce mythe est contesté depuis la fin des années 1960 : - E Jäckel, La France dans
l’Europe d’Hitler, trad française 1968.
- R Paxton La France de Vichy,
trad 1973
- Marcel Ophuls Le Chagrin et
la Pitié 1971
Depuis une quinzaine d’années, une vision plus juste de cette période domine. L’IHTP (Institut d'Histoire du Temps Présent) prend la suite du Comité d'Histoire de la 2e guerre mondiale. Il hérite du réseau de correspondants départementaux qui permet de nuancer les affirmations simplistes grâce aux enquêtes locales. Il a aussi obtenu une assez large ouverture des archives publiques françaises. 3 exemples de ces enrichissements : - Le régime de Vichy, sa nature et son impact. Derrière un discours officiel de rassemblement, ce régime pratique la répression et l’exclusion. Il nie la République et les principes de 1789, il persécute les juifs et les francs-maçons, il se méfie des instituteurs. Les études récentes confirment les analyses de Paxton sur ce point. La répression par Vichy tient à un projet autonome (cf Denis Pechanski, Vichy 1940-1944 - Contrôle et exclusion, ed Complexe) Les Allemands n’ont rien imposé en 1940-1941. Les mesures antisémites prises sur les 2 zones par Vichy vont au-delà de celles prises par les Allemands en zone occupée. La chasse aux militants communistes est plus vive en zone sud qu’en zone nord. Après 1942, la répression allemande prend appui sur les mesures de Vichy, et sur l’évolution vers le fascisme du régime à partir de 1943. - Vichy et les Français
Les manuels du secondaire font la même erreur, partant des principes et des institutions, sans mesurer l’impact réel. Le colloque de 1990 Vichy et les Français (IHTP, Jean-Pierre Azéma, François Bédarida) cherche lui à mesurer les effets réels de la " révolution nationale ", selon les groupes sociaux, selon la chronologie, selon les régions. Cet impact a été faible. La " révolution nationale " a rarement débouché sur des transformations radicales, et elle rencontre surtout l’apathie, voire l’hostilité. Le retour à la terre ne concerne pas plus de 1500 personnes. La charte du travail met en place des structures qui tournent à vide, exception faite des comités sociaux d’entreprise, " les comités patates ". La corporation paysanne sert surtout à réquisitionner et à contrôler. Enfin, les notables, la hiérarchie catholique passent de l’enthousiasme à un éloignement prudent. Cet échec de la " révolution nationale " montre une capacité d’autonomie et de résistance de la société par rapport à l’Etat. Ian Kershaw L’opinion allemande sous le nazisme - Bavière 1933-1945 (CNRS, 1995), montre des comportements analogues. - Etude de la Résistance
Une constatation : jusqu'alors une multitude d'écrits (récits des acteurs) , mais de multiples insuffisances : un témoignage n’est pas une étude scientifique. Par ailleurs, vision de la Résistance vue d'en haut : les superstructures ont été privilégiées : réseaux, mouvements. Depuis, on s’interroge davantage sur l'enracinement de la Résistance. L’histoire politique, sociale, culturelle, anthropologique remplace une étude des organisations. L’enracinement dans des espaces géopolitiques, dans les mentalités collectives prend la suite de l’étude événementielle et du temps court. Qui étaient les résistants
?
Pour la Résistance organisée, celle des mouvements et des réseaux, on compte 250 000 cartes distribuées après la guerre. Dans le Calvados, on compte environ 760 cartes CVR, 570 pour la Manche. Commerce et boutique sont sur-représentés, les paysans sous-représentés. Les ouvriers fournissent 18% des résistants alors qu'ils représentent 13% de la population adulte dans le Calvados ; respectivement 16% et 8% dans la Manche. - Opinion et comportement de la masse des Français Les manuels insistent lourdement sur les questions de ravitaillement, et sont très discrets sur le comportement de la population : apparemment on ne pense pas entre 1940 et 1945. Les archives permettent de corriger
cette simplification.
- En zone sud, le contrôle postal est à l’origine d’une synthèse régulière (300 000 lettres ouvertes en 1941, Un million en 1944. - Les dossiers judiciaires des personnes
poursuivies à la Libération pour faits de collaboration donnent
des indications sur les âges, les professions de chaque individu
mais aussi de multiples renseignement sur l'état d'esprit. Les archives
des mouvements ont été confisquées, tout comme la
correspondance.
John Sweets, Clermont-Ferrand à l’heure allemande montre que le film Le Chagrin et la Pitié travestit largement la réalité. Pierre Laborie dans L’opinion française sous Vichy, remet en cause l’analyse de Paxton, et donne une vision nouvelle de l’évolution de l’opinion. Il s’appuie sur la méthode des sociologues, sur la théorie des représentations sociales. Par exemple, lorsque Pétain renvoie Laval, le geste est perçu comme la fin de la collaboration, comme un acte anti-allemand. En fait Darlan est allé plus loin en termes de collaboration. Pierre Laborie insiste aussi sur l’ambivalence de l’opinion : on peut être en faveur de la Résistance, mais l’accuser de provoquer des représailles. Les bombardements alliés sont exploités par la propagande de Vichy, mais la population reconnaît qu'ils sont nécessaires au combat contre les nazis. Jean Quellien cite le cas d’un résistant qui aux renseignements généraux établissait des listes de communistes utilisées ensuite par les nazis. En Normandie, les études de Jean Quellien montrent l’existence d’une véritable opinion au moins dès octobre 1940 (pas de source pour juillet, août, septembre). Les rapports des autorités montrent que l’opinion dénonce le poids de l’occupation allemande dès 1940 (en prévision d’un éventuel débarquement en Angleterre, les troupes allemandes sont plus nombreuses dans toute la région côtière). Cette germanophobie alimente une anglophilie, malgré la propagande (Dakar, Mers-el-Khébir). Pour les autorités, la majorité de la population des villes du Calvados est gaulliste à la fin de 1940. Les mêmes personnes sont aussi maréchalistes. Laval est largement détesté. Ce constat oblige à nuancer l’analyse de Paxton sur une opinion pétainiste jusqu’en 1942, gaulliste ensuite. Il faut aussi remettre en cause l’image d’attentisme : la population n’est pas incapable d’agir, parfois au grand jour, au moins jusqu’en 1942. Au nombre des gestes individuels " naïfs ", une femme de Deauville circule sur un vélo peint en bleu-blanc-rouge ; un patron pêcheur de Port en Bessin baptise son bateau Edouard VIII, comme son huitième enfant. Un habitant de Graye sur mer obligé d’habiter à côté des Allemands dresse une palissade dans sa cour. A Dozulé, une mariée jette le bouquet donné par un officier allemand quand celui-ci est parti. Des broches avec une croix de Lorraine se vendent à Caen ou Lisieux. Les actes collectifs sont aussi nombreux en 1940-1941. Comme à Paris, Nantes, Brest, Rouen les étudiants de Caen manifestent le 11 novembre 1940, à quelques mètres de la Kommandantur. Les consignes de la BBC (tracer partout des "V" à la craie), du général de Gaulle (sortir le 14 juillet 1941 en arborant les 3 couleurs) sont assez suivies. Dans plusieurs cas, les obsèques d’aviateurs alliés abattus attirent des foules importantes : à Honfleur en septembre 1940, à Verson, Saint-Sever en avril 1941, à Vire en juillet 1942. Début 1943, la même attitude, à St Martin des entrées, près de Bayeux, provoque une quinzaine d’arrestations et de déportations. Les archives judiciaires montrent
que les collaborateurs avérés sont rejetés et boycottés
par l’ensemble de la population. Certains s’en plaignent auprès
de leurs supérieurs.
Il faut donc, pour la Normandie, remettre en cause l’image d’une opinion précocement et totalement pétainiste. Mais quel statut accorder à
ces actes ? esprit de résistance ? infra-résistance ? péri-résistance
?
Les gestes de " résistance " sont très nombreux en Normandie avant 1942. Par la suite, la vigueur de la répression les rend plus dangereux. La " résistance civile " prend alors des formes moins démonstratives, comme l’aide apportée aux réfractaires au STO. Les paysans trouvent parfois leur intérêt à faire travailler cette main-d’œuvre hors-la-loi. Mais on voit les autorités (maire, instituteur, curé) intervenir pour les secourir, de même que des aviateurs alliés, des juifs menacés. On trouve aisément le " résistant organisé " en cas de nécessité (filières d’évasion). Cette mise en évidence de la " résistance civile " a une triple importance :
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