Enjeux historiographiques et débats récents
Conférence pour l'APHG Caen, 15 octobre 1998
Nicolas Werth analyse la période 1917-1953.
L'ouverture des archives apporte d'abord une révolution documentaire.
Elle s'est faite dans une grande désorganisation. De 1990 à 1993, pas de législation, pas de délais de prescription. Tous les chercheurs ont eu accès à des documents postérieurs à 1970, voire à 1980. Certains auteurs ont abusé, à la recherche du sensationnalisme.
Depuis 1993, la législation s'inspire des règles internationales. Mais des problèmes matériels énormes touchent les archives : pas d'argent pour payer le personnel, peu de moyens pour conserver correctement les archives.
Martin Malia, La tragédie soviétique (Le Seuil 1996)
Moshe Lewin La formation du système soviétique Gallimard
1987
Sheila Fitzpartick Stalin's peasants. Survival and Resistance in the
Russian Village after Collectivisation, Oxford 1994
John Arch Getty Origins of the Great Purges. The Communist Party reconsidered
1933-1938 Cambridge 1985
Cette ouverture a été précédée de débats théoriques très vifs, surtout dans le monde anglo-saxon.
2 grands courants divisent les études de soviétologie :
- L'école totalitarienne
Ce courant utilise un modèle idéologique : un régime
politique monolithique fondé sur une base idéologique, un
état tout-puissant exerçant un contrôle absolu sur
une société atomisée et devenue docile à la
suite d'un endoctrinement massif, un système qui fait régner
la terreur, qui veut créer un homme nouveau, et qui cherche à
dominer l'ensemble du monde.
Ce schéma néglige les apports de l'histoire sociale, et
sous-estime les réactions de la société.
Ses partisans s'intéressent donc plus aux formes du contrôle
qu'aux capacités de résistance.
- L'école révisionniste
Les historiens révisionnistes étudient les liens entre le stalinisme et la société. Ils cherchent les marques d'un consensus ( à travers les stratégies d'ascension sociale), soulignent les nuances chronologiques, analysent la "rationalité interne" de phénomènes aberrants comme la Grande Terreur.
Ils prennent pour cible les points faibles d'une vision à la
Orwell :
- quand débute le "totalitarisme soviétique" ? 1917 ?
fin des années 1920 ?
- quand finit-il ? 1953 ? 1985 ? 1991 ?
Pour H Arendt, il commence dans les années 1920, et se termine à la mort de Staline. La révolution d'octobre 1917 échappe au modèle. CJ Friedrich, ou L Schapiro fondent la permanence du totalitarisme, de Lénine à Brejnev, sur ses dimensions idéologiques et "impériales".
Dans cette vision totalitarienne, l'approche historique est réduite à sa plus simple expression : une analyse politologique du sommet, une kremlinologie présentant un système statique, dont les propriétés s'appliquent aussi au fascisme mussolinien et au nazisme.
Comment un même système a-t-il duré 70 ans alors que 3 ou 4 fois, les paramètres ont changé, ce qui a du avoir des conséquences politiques. Selon le politologue J Hough, "aucune société ne peut se maintenir si les flux sont à sens unique, du sommet vers la base".
L'équivalence "totalitaire" et "monolithique" est aussi contestée. Les administrations sont marquées par des rivalités d'intérêts, des conflits institutionnels, des oppositions entre personnes, des luttes entre centre et périphérie, entre appareil d'état et bureaucratie du parti…
Les "totalitariens" (M Fainsod : Smolensk à l'heure de Staline, Fayard 1965 ; L Schapiro, The origin of Communist Autocraty, Political opposition in the Soviet State, 1917-1922, Cambridge 1955) fondent leur thèse sur l'apothéose du politique, sur l'absence d'autonomie de l'économique et du social. Ils admettent cependant l'existence de nombreuses zones d'autonomie, et parlent d'un "totalitarisme inefficace".
Dysfonctionnements des administrations, inculture des cadres, cheminement tortueux des ordres rendent en partie caduc le postulat central de la thèse totalitaire : l'omnipotence du parti-Etat.
- autonomie de la société ?
Rarement une société n'a été si profondément
bouleversée par un projet idéologique de transformation radicale.
L'histoire de la période est marquée par un affrontement
quasi permanent entre le parti-Etat et la société, avec une
volonté d'éradication de classes entières.
La société n'a-t-elle été que le champ d'application d'un projet d'homo sovieticus ? N'a-t-elle pas conservé des mécanismes de défense à travers les structures familiales, communautaires, associatives, nationales ?
Le débat est difficile entre les partisans du monolithisme et de l'ordre comme principes explicatifs du "système soviétique", ignorants des évolutions et des tensions internes, et les "révisionnistes" qui insistent sur les dysfonctionnements, minimisent la terreur comme moment fondateur, et la violence comme mode de résolution des conflits.
3 chantiers principaux
Les racines du stalinisme dans le creuset de la crise 1914-1922 :
Longtemps, les historiens ont limité les liens entre léninisme
et stalinisme à des similarités dans les théories.
Les archives montrent le rôle décisif de la guerre civile,
la matrice centrale, à travers les formes d'affrontement. Les bolcheviks
sont contraints, faut de cadres, de bricoler leur armée, et leur
administration avec des cadres de l'Ancien Régime ralliés.
Ils s'en méfient. Ils n'ont pas davantage confiance dans des cadres
communistes pas toujours compétents.
Il en résulte 2 formes de pouvoir rivales : des clans politiques structuré autour d'un réseau d'allégeances personnelles, des administrations du parti-Etat. La lutte de ces 2 instances de pouvoir est au cœur des affrontements politiques du "stalinisme".
Le nouveau pouvoir ressent une grande partie de la société comme hostile et ingouvernable. Les bolcheviks ont encouragé les excès de la révolution paysanne de l'été et de l'automne 1917. Par la suite, leur lutte contre de larges fractions de la société prend des formes extrêmes : "décosaquisation" (déportations massives), extermination de suspects et d'otages, liquidation des insurrections ouvrières et paysannes...
La Nep sépare ce premier cycle de violence et celui de la période du stalinisme. Entre 1924(mise en place lente et difficile, après 1921) et 1927; la Nep correspond à 3 ou 4 ans de pause, plus qu'à une véritable alternative.
L'accès aux archives des instances dirigeantes permet de comprendre les tensions entre les instances du pouvoir. O Khlevniouk "Le cercle du Kremlin, Staline et le bureau politique dans les années 1930 : les jeux du pouvoir" Le Seuil 1996 montre que Staline domine le pouvoir contre le politburo. Il s'appuie sur une structure de clan, et s'attaque aux administrateurs professionnels.
La centralisation économique a créé un appareil d'Etat de plus en complexe, ramifié et hypertrophié, qui tente de préserver son autonomie. Staline impose un principe despotique, il fait triompher le principe d'allégeance.
Cette lutte de la Grande Terreur tue des hommes et détruit des liens politiques. Elle rebâtit un nouveau mode de gouvernement, et elle favorise l'ascension des "promus du I Plan", la génération des Brejnev, des Souslov (le Politburo des années 1960-1980).
Contrairement à ce qu'affirment les "révisionnistes", l'impulsion du centre, et notamment de celle Staline a toujours été décisive. Des quotas "d'individus à réprimer" étaient fixés au centre ; les dérapages locaux résultaient d'un "supplément" demandé par les autorités locales et "accordé" par Moscou.
Le "second stalinisme", à partir des années 40, est plus nationaliste, pesant et conservateur. Les luttes de clans ne disparaissent pas, et il reste à étudier un certain nombre "d'affaires": Jdanovschina campagne cosmopolite, affaire de Léningrad, affaire de Mingrélie…
Peut-on, pour autant, dire que Staline était un "homme d'appareil" qui aurait bâti une "autorité bureaucratique", foncièrement différente de "l'autorité charismatique" de Hitler (I Kershaw, Retour sur le totalitarisme. Le nazisme et le communisme dans une perspective comparative. Esprit janvier-février 1996).
Je ne le pense pas.
Le mode de gouvernement n'avait rien de purement bureaucratique (cf Moshe Lewin). C'était plutôt une sorte de mélange entre un "enthousiasme bureaucratique" et une parfaite subordination à un parti personnifié par Staline. Le système ne pouvait devenir bureaucratique qu'après la disparition de Staline.
Etat et société : les chantiers de l'histoire sociale.
Longtemps parente pauvre, l'histoire sociale a bénéficié de l'accès à des sources inédites : rapports de la police politique sur l'esprit public, lettres adressées par de simples citoyens...
Plusieurs axes ont été explorés : impact des politiques de terreur, formes de stratification et d'exclusion, formes de résistance, permanence de comportements "non-conformes".
Les archives du Goulag ont permis d'évaluer l'impact des politiques de terreur, et leur permanence : les déportations de groupe sociaux ou ethniques sont une pratique constante de 1930 à 1953, avec des antécédents remontant à 1920-1921.
Les études permettent de cerner les frontières perméables et mouvantes entre univers libre et univers non-libre . Le facteur idéologique s'effaçait souvent derrière des considérations pragmatiques, liée au besoin effréné de main d'œuvre bon marché.
Les formes de résistance sont mieux connues : guerre paysanne de 1929-1932 (A Graziosi, Collectivisation, révoltes paysannes et politiques gouvernementales, Cahiers du monde russe, 3,1995 souligne la continuité avec les insurrections de 1902, 1905-1907, 1917, 1919-1921)
Résistance en milieu ouvrier (émeutes d'Ivanovo 1932, 1941), files d'attente comme "laboratoires des rumeurs".
Le régime a brisé toutes les structures d'opposition, mais il redoute cette "résistance" passive.
Quelles sont les formes d'autonomie du social ?
Alain Blum étudie "le long terme impertubable" de la sphère
démographique (Vivre, naître et mourir en URSS, Plon 1994
Le maintien d'une justice sommaire dans certaines communautés
paysannes, la permanence de sectes schismatiques (WC Fletcher, l'église
clandestine en Union soviétique 1971), la force de la culture apocalyptique,
la constance de formes de "grande peur" en milieu ouvrier suggèrent
une autonomie importante.
L'étude des résistances régionales montre des constantes
qui obligent à relativiser la "coupure absolue" de 1917.
L'histoire sociale permet de nuancer les grandes inflexions de la chronologie
politique :
mars 1921 ne marque pas partout la fin des réquisitions, la
dékoulakisation ne se limite pas à l'hiver1929-1930, et pour
la masse de la population, 1932 est une année plus terrible que
1937.
La sortie du "totalitarisme stalinien"
Les années 1950-1980 ont fait l'objet d'un nombre limité
de travaux, et les archives s'ouvrent à peine (prescription trentenaire).
En quelques années, l'Union soviétique passe d'un système
"totalitaire", à un système autoritaire. Les espaces d'autonomie
sociale se devéloppent, des économies parallèles (lopins,
marché noir) fleurissent.
Les années Khrouchtchev sont celles de la sortie du stalinisme - dépénalisation des relations sociales, fin des répressions de masse, déstalinisation mesurée- et celles des derniers grands mythes - "retour au léninisme", campagne du maïs, conquête des Terres vierges-. Les réformes faites par un "homme du sérail" échouent.
Après 1964, le pouvoir gère le quotidien, et tente de maintenir le statu quo dans un monde et une société qui changent. Il ne voit pas l'émergence d'une société civile pleinement constituée.
Après 1985, la perestroika tente de libérer l'économie et la société du carcan du "système administratif de commandement". L'échec de Gorbatchev est le fruit de 3 décennies de "sortie du stalinisme" où la société a pris sa revanche sur l'Etat.
Recherches et ouverture des archives permettent une approche renouvelée.
A l'étape actuelle, en l'absence d'une synthèse ou d'un
dépassement qui prendrait en compte les 2 tendances historiographiques,
N Werth cite K Pomian
"En fait, rien ne s'oppose à l'utilisation de "totalitaire" et de "totalitarisme" par l'histoire et par les sciences sociales. Comme Marc Blch le dit de "féodalité" et de "société féodale" : à condition de traite ces expressions simplement comme l'étiquette, désormais consacrée, d'un contenu qui reste à définir, l'historien peut s'en emparer sans plus de remords que le physicien n'en éprouve, lorsqu'au mépris du grec, il persiste à nommer atome une réalité qu'il passe son temps à découper".
Questions :
Quel degré d'adhésion des ouvriers ?
Une question centrale, mais difficile : les archives s'intéressent
davantage aux refus qu'à l'enthousiasme.
L'adhésion est cependant un élément de promotion
sociale. Le régime produit une formidable exclusion, et une très
forte ascension sociale.
Quelles études pour l'après 1953 ?
Très forte disproportion dans le niveau des recherches, en liaison
avec la disponibilité des archives. Peu d'études récents
sur Khrouchtchev, sur Brejnev. Mais quelques travaux sur la politique étrangère
de l'URSS.
1953 semble bien plus une rupture qu'un élément de continuité.
Le totalitarisme est-il un modèle valide pour l'historien
?
Comme forme statique, le totalitarisme convient aux politologues qui
insistent sur l'invariant.
L'historien préfère étudier l'approche dynamique,
les mutations liées aux hommes, aux structures, au contexte international.
Peut-on dénombrer les victimes du stalinisme ?
Les archives de plusieurs institutions permettent des estimations, avec
de grandes discordances selon les auteurs.
Pour N Werth, 20 millions de personnes ont pu passer dans les camps
entre 1930 et 1953, les effectifs ne dépassant pas 2,5 millions
à un moment donné.
La mortalité est variable : 18% par an en 1942, beaucoup moins à la fin des années 1940.
Le livre noir du communisme :
L'introduction commune devait porter sur une comparaison des systèmes
de terreur dans chacun des pays communistes. Stéphane Courtois a
déplacé le sujet vers une comparaison entre communisme et
nazisme, sans faire appel à des spécialistes du nazisme.
La comptabilité des victimes ne suffit pas à rendre compte
des spécificités de chaque système répressif
: le laogai chinois insiste sur la rééducation des esprits,
et on y entre, on ne sort pas.
La Russie en 1998 :
Un climat de crise continue et dramatique, liée à l'hyperinflation.
Ceux qui peuvent disposer d'un lopin sont retournés à l'économie
de subsistance.
Marie Mendras (Le Monde, ~13 octobre 1998) souligne l'autonomisation
croissante des régions.
Nicolas Werth : Histoire de l'URSS
Nicolas Werth Totalitarisme ou révisionnisme ? L'histoire soviétique,
une histoire en chantier Communisme, 47-48, 1996, p 57-70
Nicolas Werth, Gael Moullec Rapports secrets soviétiques, la
société russe dans les documents confidentiels, 1921-1991,
Gallimard 1995
Dans la revue "L'histoire"
être communiste sous Staline, 30 p113-120
De l'amour libre à l'ordre moral 72 page: 74-79
Moscou : " Le plus beau métro du monde " a 50 ans ! 81 page:
88-91
URSS : les mécanismes de la corruption (entretien) 149 page:
46-51
Félix Dzerjinski et les origines du KGB, 158 page: 30-42
Goulag : les vrais chiffres, 169 page: 38-51
La vraie guerre des partisans russes, 171 page: 26-33
Comment Staline a affamé l'Ukraine, 188 page: 78-84
URSS : les ruines de l'empire (201 (SPÉCIAL) page: 88-93
La prise du pouvoir par les bolcheviks, 206 page: 24-35
Communisme : l'heure du bilan , 217 p 6-7
La Russie soviétique, révolution, socialisme et dictature,
223, p8-21
Notes personnelles, Daniel Letouzey