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Conférence Journées de l’APHG à Poitiers, 27 octobre 2004

Le géographe, les cuisines et le goût
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Par Gilles Fumey, Université Paris-IV


La Cène

Ils sont à table
Ils ne mangent pas
Ils ne sont pas dans leur assiette
Et leur assiette se tient toute droite
Verticalement derrière leur tête
Prévert, Paroles, 1949

(version pdf : http://aphgcaen.free.fr/conferences/gfgout.pdf

Au seuil de cette réflexion, nous pensons aux historiens qui ont livré de très belles et fécondes recherches sur cette question de la cuisine et de l’alimentation, principalement autour de Jean-Louis Flandrin. Elles ont permis, avec les travaux des anthropologues (C. Fischler) et des sociologues (J.-P. Poulain) de montrer combien l’acte de manger que nous répétons trois fois par jour au moins, en Europe du monde, a très peu de sens pour la majorité des mangeurs qui ne connaissent pas le pourquoi de leur alimentation, alors que les sciences humaines (mais aussi biologiques avec H. This) peuvent éclairer d’un jour singulier ce qui se passe sur nos tables, ce qui se passe sur le plan économique avec les conflits d’intérêts dans l’agroalimentaire, ce qui se passe sur le plan sanitaire avec le scandale de la faim (qui inspire toujours de nombreuses actions humanitaires) et la question de l’obésité ou, plus simplement, du surpoids qui touche de plus en plus d’êtres humains dans toutes les parties du monde. On peut aller plus loin en se posant la question de savoir pourquoi les hommes cuisinent, et pourquoi ils cuisinent chez eux alors que tant d’activités de leur vie quotidienne a été délégué à des groupes qui s’en chargent (la santé, l’éducation, la sécurité, etc.). On pourrait, enfin, se demander pourquoi nous investissons tant dans nos cuisines au moment même où les femmes travaillent de plus en plus hors du domicile (plus de 90% aux Etats-Unis)…

Les géographes peuvent-ils prendre le mouvement de la réflexion sur ces questions largement abordées par les historiens ? Ont-ils tout simplement quelque chose à dire ? Et ont-ils ouvert des pistes, justement dans le sillage des historiens, sur cette question de l’alimentation ? On pourra citer C. Thouvenot et ses recherches originales dans l’Est de la France (la diffusion de la tarte à l’oignon et du chou rouge), J.-R. Pitte et sa Gastronomie française parue il y a une bonne dizaine d’années. Les festivals de Blois et de Saint-Dié ont repris, tous les deux, ce thème des nourritures terrestres et à l’occasion du FIG ont proposé aux éditions Autrement l’édition d’un Atlas mondial des cuisines et gastronomies. Ce travail a permis de faire un certain nombre de constats :

  • Les produits ont toujours bougé dans l’histoire et de nombreuses cartes peuvent raconter cette saga (la mondialisation actuelle n’est qu’une étape). On doit ces cartes à des historiens ou des naturalistes qui ont suivi les produits les plus recherchés : le sel, les céréales, les épices puis, tardivement, les boissons, au 19e siècle, la viande et, aujourd’hui, les plats, les cuisines et les saveurs. Les géographes ont peu édité de cartes car la consommation est plus difficile à quantifier que la production (statistiques fournies par les industriels). Et les produits ont souvent porté la signature de leurs origines, notamment s’ils ont voyagé, comme le montrent le cas des vins et des fromages qui sont des produits géographiques par excellence.
  • Les comportements alimentaires sont extrêmement divers selon les âges, les niveaux sociaux, mais aussi les régions du monde. Les anthropologues ont aidé à dresser des cartes des manières de table, des interdits alimentaires, des types de prises alimentaires, etc. Les géographes peuvent mettre au jour les processus de diffusion des idées et des représentations qui ont permis, dans certains cas comme la France, mais aussi la Russie ou l’Autriche, de sublimer les cuisines jusqu’à de hautes gastronomies dont l’éclat des arts de la table est l’un des signes les plus faciles à décrypter. Mais cette compréhension de la diversité peut surtout aider à apprivoiser aujourd’hui les changements considérables qui affectent nos manières de manger.
  • La géographie peut donner une vision raisonnée des processus de brassage alimentaire dans le monde. Autant par le déplacement incessant des produits dont la technologie modifie la carte (comme le montre le cas des légumes que nous consommons et que l’aviation a soustrait à la saisonnalité, mais aussi des saveurs, des goûts) que par la mise en place, depuis deux siècles, de l’abandon progressif par la femme de l’univers domestique et, donc, de ses fonctions culinaires.
Ce qui pose la question que nous nous posons tous (et que le film Mondovino pose) : quel est le sens de la rupture entre les terroirs et les mangeurs ? Les solutions existent-elles pour rétablir ce lien ? Comment faut-il penser aujourd’hui l’acte de manger, désormais que dans nos sociétés d’abondance, les occasions de cuisiner, de préparer des plants, d’enchanter nos papilles n’ont jamais été aussi grandes ?
 

1. Ce que manger et cuisiner veut dire

Nous sommes ce que nous mangeons

Pour bien comprendre cela, il faut d’abord rappeler que nous ne consommons pas tout ce qui est biologiquement comestible. Car les aliments sont porteurs de sens. En tant qu’omnivore, on peut potentiellement tout manger, mais comme l’a fait remarquer C. Lévi-Strauss, il ne suffit pas que les choses soient bonnes à manger. Il faut qu’elles soient bonnes à penser. (…) Il existe des règles culinaires complexes qui nécessitent d’opérer des associations entre certains aliments ou, au contraire, des interdits. De la même manière que certaines de nos phrases sont mal construites, il existe des impropriétés alimentaires (Fischler).
En France, on ne consomme pas d’insectes, de chats et de chiens, de rats alors qu’en Chine le filet de rat est apprécié et le chien consommé grillé. L’atlas que nous avons publié donne une carte des interdits alimentaires.

Pourquoi devenons-nous ce que nous mangeons ?

Parce que incorporer un aliment, c’est incorporer sur un plan réel comme imaginaire, tout ou partie de ses propriétés (Fischler). L’aliment transfère analogiquement au mangeur certains de ses caractères. La viande rouge et le sang sont supposés donner de la vigueur. C’est ce qui a été très bien étudié par l’OCHA, publié par Autrement dans Manger magique (novembre 1994).

A ce titre, la nourriture est garante et constitutive de notre identité. Cette représentation de l’incorporation semble en fait traduire une caractéristique essentielle du rapport de l’homme à son corps. L’incorporation est fondatrice de l’identité collective et, du même coup, de l’altérité. L’alimentation et la cuisine sont un élément tout à fait capital du sentiment collectif d’appartenance. Dans certaines situations de migrations ou de minorités culturelles, on a pu observer que des traits culinaires persistent alors que la langue d’origine est oubliée. Les hommes marquent leur appartenance à une culture par l’affirmation de leur spécificité alimentaire.
Les pratiques et les représentations qui caractérisent une cuisine incorporent l’individu au groupe et situent l’ensemble par rapport à l’univers ; elles possèdent donc une dimension fondamentalement et proprement religieuse, au sens étymologique de religare, relier. Elles participent dans les représentations des hommes du lien fondamental entre moi et le monde, individu et société, microcosme et macrocosme (Fischler). Les géographes peuvent explorer ce lien.

Ce que cuisiner veut dire

On a plusieurs paradigmes mais on peut en retenir deux :

- la cuisine est la réalisation de formules pour atteindre un objectif autant sanitaire que nutritionnel. La répétition codifiée de recettes, de génération en génération, est une technique qui s’est généralisée au cours du développement des sociétés agricoles pour compenser le resserrement de la consommation autour d’un ensemble d’aliments plus réduit, une tentative pour optimiser l’utilisation de ressources dans un environnement nouveau et sanitaire dégradé.

- les cuisines se déplacent, depuis les grandes zones de richesse alimentaires où sont nées les sociétés agricoles. Mais certaines zones sont florissantes ou endormies ou dominées mais cela n’infirme pas le modèle originel. Les géographes peuvent penser ces déplacements et apporter leur pierre à la compréhension du savoir culinaire.
 

2. Comment penser une géographie des cuisines ?

L’expérience des repas géographiques m’a amené à constater et penser des constantes dans la manière dont les hommes ont conçu leurs repas. Même si manger, même si les prises alimentaires ne se font pas toujours par le repas.

Il faut partir du sens et des représentations qu’on a de l’alimentation dans le monde, même si ces représentations-là évoluent dans le temps. On ne peut pas traiter en quelques instants des manières de manger des gens de l’Antiquité, des Précolombiens, des Chinois et des Indiens pour prendre les grands foyers de peuplement. On ne peut pas être dégoûté par l’anthropophagie des Aztèques sans comprendre quel sens ils donnaient à ces repas.

Disons, pour faire brièvement, que les cuisines en Occident se sont organisées à partir du discours de la médecine grecque qui a construit un idéal gustatif qui n’a pas fondamentalement changé depuis plus de deux mille ans. Son principe essentiel est que chaque être vivant – homme, animal, plante – possède une " nature " particulière due à la combinaison de quatre facteurs : chaud et froid, sec et humide, expression à leur tour des quatre éléments (feu, air, terre, eau) constitutifs de l’univers. L’homme peut se dire en bonne santé si ces quatre éléments s’accordent de manière harmonieuse dans son organisme : si l’un d’eux prévaut sur les autres, soit à cause d’un état maladif, soit à cause de l’âge (les jeunes étant plus " chauds " et " humides ", les vieux plus " froids " et " secs "), du climat, du milieu dans lequel on vit, de l’activité que l’on exerce ou pour quelque autre raison, il est indispensable de rétablir l’équilibre par les moyens appropriés, parmi lesquels le contrôle de l’alimentation. Par exemple, une personne atteinte d’une maladie qui la rend trop " humide " devra surtout consommer des aliments de nature " sèche " et vice versa. L’individu en bonne santé devra, en revanche consommer des aliments équilibrés ou, comme disent les médecins, " tempérés ". On a parfois appelé cette médecine la médecine " galénique " en hommage au médecin grec Galien qui vécut au IIe siècle et qui exerça une influence considérable jusqu’au 17e siècle.

A la fin du 19e siècle, grâce à la physique, l’électricité, la chimie, la médecine porte son attention sur les tissus et les fibres conductrices. Les qualités motrices du corps humain se déplacent des liquides humoraux vers la force musculaire. La bonne santé réclame alors un régime carné et fortifiant. La médecine passe du côté des riches mangeurs de la noblesse, relayés au 19e siècle par la bourgeoisie, le régime des campagnes perd de sa valeur, les paysans sont vus comme des " mangeurs d’amidon ". C’est dans ce contexte de permissivité médicale que se développe le discours de la gastronomie qui encourage tous les excès. En même temps, le discours sur la nutrition se met toujours en place et ce, depuis les travaux de Lavoisier et Laplace qui, depuis 1780, ont établi la destruction des aliments dans l’organisme au cours de la digestion qui est assimilée à une combustion. C’est dans ce contexte encore qu’en 1840, la distinction en trois grands types de nutriments est mise au point : protides, lipides et glucides (que le Dr Mialhe distingue comme matières albumineuses, grasses et saccharaoïdes). Liebig sera en 1850 le premier industriel à regarder ces aliments " azotés " (appelés aujourd’hui protéines) comme " formeurs de chair ", devenant les " éléments plastiques de la nutrition ". La recherche est internationale avec une certaine primauté allemande. C’est là que se forme l’idéal diététique moderne qui ne connaît que des calories au nom de la combustion des " principes nutritifs du sang ". Les rations alimentaires " normales " deviennent alors : 1 000 g de pain, 360 g de viande, 2000 à 2 500 g d’eau ".

Si on se tourne du côté de la Chine, on note que c’est la cuisine qui fait respecter les grandes règles de la diététique donnée comme un fondement de la médecine traditionnelle. Aussi loin qu’on remonte dans le temps, les sources témoignent de l’importance que les Chinois accordent à leur nourriture : rites de la table, découpe des aliments, modes de cuisson, etc. Ce qui distingue la Chine du reste du monde est la profusion d’ingrédients inégalée qu’elle utilise pour sa cuisine ordinaire (gingembre, sésame, poivre, anis étoilé, vinaigre de riz, produits dérivés de la fermentation du soja).

Mais la Chine pense l’alimentation et la santé un peu comme en Occident, du temps de la médecine galénique. La médecine chinoise pense la maladie comme un déséquilibre, la guérison comme un processus de compensation des contraires, mais le déséquilibre n’est pas pensé entre chaud et froid mais entre yin et yang, le tao intervenant comme " régulateur " de leur alternance : attention, ce sont là non des principes théoriques mais des catégories concrètes de la vie dotées d’efficacité. Il y a d’autres conceptions philosophiques qui font place à des essences, des énergies qui animent l’être vivant, une sorte de fluide conceptuel qui doit être nourri, car les activités, les sensations et les passions diminuent sa force. La nourriture est ainsi vue comme une source de vie. D’où l’importance de la fraîcheur des aliments : les animaux vivants sont choisis par le client à l’entrée du restaurant ou tués devant l’acheteur sur le marché.

On le voit, on pourra penser une géographie des cuisines lorsqu’on les aura beaucoup mieux théorisé qu’aujourd’hui. On peut imaginer les grands types de cuisine et les types d’aliments consommés, les modes de cuisson, les goûts aussi.
 

3. Les cuisines et les goûts vus par les pratiques sociales

Souvent, pour appréhender les cuisines, on part des constats des sociologues comme Bourdieu qui ont donné des clés de lectures des sociétés assez convaincantes, comme celles de la distinction. Car la distinction est à l’origine d’une des identités alimentaires. Elle est le produit de forces de brassage, des forces " verticales ", particulières et des forces " horizontales ", totalisantes. Ce qui est de l’ordre du particulier se rattache aux paysanneries longtemps pourvoyeuses de produits alimentaires, aux terroirs offrant des qualités et des labels fortement investis par les mangeurs et, enfin, aux pratiques de cuisine et de consommation qui s’établissent dans les groupes aux cultures homogènes. Les populations s’approprient des techniques locales ou d’origine extérieure en fonction de leur capital social. Ces produits et ces plats témoignent d’une fonction symbolique plus ou moins élaborée qui servent de marqueurs identitaires vis-à-vis de l’extérieur. Leur visibilité, leur repérage leur donne une position " verticale ", identitaire qui exalte fortement le " localisme " et le particularisme.

Mais ce marquage culinaire et culturel ne s’atténue pas moins du fait des contacts liés à des forces de diffusion, de brassage, d’homogénéisation, de métissage. Certaines classes sociales dont la force tient à la mobilité, au pouvoir de l’argent, au statut exercent sur ce patrimoine alimentaire localisé une pression marquée par l’enrichissement, l’échange, voire la substitution. Les princes, les prêtres et les marchands véhiculent des modes et des produits qui les distinguent des paysanneries, consommant du proche et du local, des produits inaccessibles au commun des mortels, des produits du lointain dont la consommation s’imposera, finalement, par mimétisme. Selon les contextes historiques et économiques, ils jouent un rôle moteur dans l’évolution des modes culinaires et des saveurs nouvelles.

Avec les princes

Là où les aristocraties se sont déployées avec un peu de faste à partir de la Renaissance européenne, on a assisté à la codification d’un ordre symbolique des repas très puissant. Cet ordre s’est diffusé ensuite au 19e siècle dans les néo-bourgeoisies industrielles et dans le Nouveau monde américain, donnant une image de l’excellence devenue l’une des marques de fabrique de la vieille Europe, qui s’était inspirée de Rome, de la Perse et du monde ottoman. Comme le montrent les exemples français, espagnols, anglais et autrichiens. Le repas gastronomique comme le banquet est une flatterie des cinq sens : voir l’abondance, sentir les mets, les manier par les mains et les couverts, entendre le bruissement des liquides précieux, le craquement des feuilletés et, surtout, goûter et manger, chercher des arômes et des saveurs, des textures, ce qu’on appelle la " valeur hédonique " des aliments. Les Scandinaves ont repris ce patrimoine-là dans les smörgasbord et les Slaves dans le zakouska en Russie, plein d’épate et d’ostentation. Peut-on avoir une idée du talent et de la fortune déployée dans ces pirojki, petit pâtés à pâte levée pour les mariages, dans ces coulibiac remplis de farce de riz, de poisson et de champignons pouvant rassasier dix personnes et de ces pelmieni, sorte de raviolis à pâte très fine garnis de viande de cheval ou de poisson, d’origine sibérienne mais rendus célèbres au XIXe siècle grâce au restaurant Lopachov de Moscou ou travaillait le meilleur cuisinier de Russie ?

La passion des rois a été satisfaite aussi par les boissons, Charles Quint demandant du vin jaune d’Arbois, la cour d’Angleterre réclamant du thé et du café au 18e siècle, Pierre-le-Grand exigeant du tokay hongrois.
Il est resté de ces agapes passées dans le monde bourgeois, un goût pour le faste que le tourisme a égrené au bord de célèbres routes nationales en France….

Avec les marchands

Cet exemple montre combien les marchands vont mettre à profit l’expérience accumulée par les cuisiniers des aristocrates. Cette " revanche " est prise dans les restaurants dont la naissance précède de peu la Révolution mais dont le nombre va s’accroître rapidement. Pourtant, toutes les villes marchandes du Moyen Age toscan, hanséatique ou hispanique voire français, élaborent des mets et des plats dont l’excellence est liée au maniement des épices et de la canne à sucre. A Bâle, les läckerli ont voyagé avec les banquiers depuis le 13e siècle : l’usage d’un carbonate de potassium avec du kirsch, des oranges et du citron confit témoignent des besoins de tous les marchands (voyager avec des produits qui ne se dégradent pas) et des influences du commerce (agrumes de Valence, par exemple). En Angleterre, le plumpudding est tout de même un plat cosmopolite : car, outre la graisse de rognons de bœuf, de la chapelure et de la farine, des raisins de Corinthe et du sucre, des amandes amères et du citron, de la noix de muscade et de la cardamome, des clous de girofle, des œufs, du rhum, de la crème, le tout servi avec une sauce au punch après avoir été flambé.

On peut étoffer la gamme des produits qu’on doit aux marchands avec la charcuterie méditerranéenne : chorizo, prosciutto di Parma, salumi, sont sans doute liés à des systèmes de conservation par assèchement, mais surtout à des besoins pour la navigation au long cours. Toutes les opérations de salage des jambons pour leur soutirer de l’humidité, de battage pour faire pénétrer le sel, le repos dans les cellules fraîches avant le lavage à l’eau, le colmatage des parties dépourvues de couenne avec une pâte à base de saindoux, de farine et de riz et de poivre protégeant le jambon de la sécheresse, enfin, le séchage pendant 7 à 12 mois dans des caves où n’entre que très peu d’air frais assurant les transformations biochimiques qui donnent un goût si délicat, toutes ces opérations nécessitent les contrôles d’un maître-charcutier dont le talent donnera aux jambons de Parme et de San Daniele (Frioul) des saveurs et des textures inégalées. Trancher très fin de si grosses pièces charcutières , les apprêter pour les services de table de grand prix, les offrir avec du melon et du porto dont les sucres souligneront la finesse et la délicatesse du salage, tout cela mobilise des capitaux et procède d’une distinction que les marchands aiment à cultiver.

On peut dire la même chose du chocolat en Suisse, des fromages dans les montagnes et le Nord de l’Europe, dans les pays neufs.
Enfin, dans les villes, les marchands avec l’invention du restaurant ne vont-ils pas alimenter la mode d’aller au restaurant qui est, finalement, la quintessence de la culture urbaine qui en Europe a été jusqu’à décaler le repas du soir après le spectacle du début de soirée ?
 

Le vieux fonds paysan

Abandonné, le vieux fonds paysan réinspire aujourd’hui les cuisines en Europe, du moins. Comment caractériser ces mets et cette cuisine ? Les mets sont surtout prisonniers de conditionnements simples pour être accessibles facilement : fromages, charcuteries comme le fameux Saumagen du Palatinat, une panse de brebis farcie dont le chancelier Kohl voulait faire un emblème national. Les modes de cuisson créent des types de plat qui ne changent pas si le système de cuisson n’évolue pas : la soupe, élaborée au cœur de l’âtre, en est l’exemple le plus riche, d’autant que ce terme cache une gamme étendue de plats liquides de légumes ou de viande bouillie. Les Russes l’appellent chtchty, oucha, borchtch ou solianka, terme signifiant mélange rappelant l’époque où chacun apportait quelque chose pour ce plat unique. Des déclinaisons existent dans tous les pays, comme le waterzoi belge, mélange de poissons frais de la mer du Nord auquel on ajoute des poireaux, pommes de terre, céleri.

On pourrait parler du rôle des légumes, du pain et tous les plats à base de céréales dont la palette est infinie, mais pourtant simplissime à décoder, à partir d’une distinction entre ce qui est levé et ce qui ne l’est pas, répétant cette opposition ancienne, jusque dans l’Egypte pharaonique, entre le pain et la galette.

On associera pour mémoire toutes les nourritures " nomades " que se sont réappropriées les classes urbaines : les crêpes, les gaufres, le sandwich que les Français ont consommé à raison de plus d’un milliard d’exemplaires (trois milliards d’euros de CA en 2003).
 

4. L’industrie agroalimentaire et la mondialisation

On voit bien avec le cas du sandwich qu’on est dans un autre système alimentaire que celui des trois classes décrites précédemment.

Le capitalisme industriel s’est, en effet, saisi de la chaîne alimentaire aux Etats-Unis au 19e siècle avec le déracinement de millions d’Européens vers les villes, l’usage de nouvelles technologies comme le froid artificiel mais aussi le taylorisme. La première invention – car il y en a une deuxième – du froid industriel avec la mise au point de machines frigorifiques en 1876 va changer la nature de la distance, obstacle infranchissable pour de nombreux produits comme le lait frais ou les fruits et légumes. Les ceintures laitières et maraîchères vont se diluer dans des aires de chalandise plus vastes, pouvant aller jusqu’à l’échelon du millier de kilomètres pour les produits acheminés par le rail et la route, mais plus loin encore si l’avion ou le bateau frigorifique font la liaison avec le monde tropical africain et latino-américain en toute saison, voire davantage s’il y a des opportunités de contre-saison à saisir, comme le montre le cas de kiwis néo-zélandais ou des pommes importés pendant l’hiver européen. C’est ce même froid qui, à l’échelon domestique, ralentit la corruption des produits laitiers et maraîchers, invente un nouveau garde-manger domestique qui rend disponible un nombre considérable de produits qu’il fallait consommer en circuits courts : viandes et poissons, fruits et légumes, crème fraîche, herbes aromatiques, etc.
 

Le taylorisme américain va jouer aussi pour de nombreux produits qui sont transformés et conditionnés en série. Certes, Nicolas Appert sait déjà stériliser les produits par la chaleur dès 1790 et les conserver dans des milieux anaérobies mais c’est l’invention de la boîte en fer-blanc cinquante ans plus tard qui étend le bénéfice de cette technologie à une gamme très vaste de produits. De l’emballage au contenu, l’industrie bâtit une chaîne de fabrication dont les systèmes les plus efficaces vont toucher les poissons et crustacés, les légumes qui supportent une précuisson, les soupes qui sont pasteurisées. L’autre exemple fameux est celui de la charcuterie avec l’embossage standardisé des saucisses à l’origine de l’alimentation rapide comme le snack.

A ce stade, l’industrie agroalimentaire récupère les valeurs des pionniers, des marins, des travailleurs à la dure qui cherchent ces produits nomades simples, s’accommodant d’une consommation rustique (pain, boisson alcoolisée) sans assiette, ni couverts. Sur le modèle du corned beef américain, les Néerlandais et Danois conditionnent le hareng en boîte tout comme les Allemands qui affectionnent les épices consomment la rote Wurst en toute circonstance. D’un autre point de vue, les sardines, foies de morue, calamars, moules, thons (en miette), mais aussi les tomates (en purée ou en concentré), poivrons, aubergines, oignons crus ou cuits en boîte accroissent le potentiel de travail du cuisinier de restaurant ou de l’industrie.
 

La deuxième invention du froid qu’est le surgelé offre un filon supplémentaire à l’industrie d’autant que la diffusion du four à micro-ondes dans les dernières décennies du 20e siècle en atténue les contraintes de l’usage. Avec le surgelé qui se généralise à l’échelle domestique – et collective, comme dans la restauration hors domicile – en Europe dans les années soixante-dix, on passe d’une prise en charge industrielle des produits à celle des plats. Les plats " cuisinés " saisis à – 18°C vont ainsi garder la plupart de leurs propriétés et de leurs qualités à une échelle de temps qui recule encore. Tout comme la dessiccation extrême de certains produits tel le café lyophilisé ou les céréales avaient déjà offert, dans les années 1950, des opportunités de consommation déconnectées de la cuisine. Ainsi, l’industrie du froid extrême, s’approchant au plus près des consommateurs, fabrique-t-elle le " prêt-à-consommer " dont les restaurateurs et les cuisiniers ont compris tout le parti qu’ils pouvaient tirer pour enrichir leur carte.
 

Le prix de cette révolution technologique va être lourd : il assujettit progressivement l’acte culinaire à l’industrie. Non seulement, les " arts ménagers " miniaturisent pour l’espace domestique les " robots " qui font du cuisinier un nouveau démiurge, mais ils le rendent dépendant d’une palette de condiments et d’apprêts (gélatines, mélasses) et de techniques de cuisson au four domestique. Au Danemark déjà, l’installation du fourneau dans les cuisines au 19e siècle avait fait évoluer la consommation du porc du bouilli vers le rôti tout comme en Allemagne, l’électrification des kiosques avait multiplié les prises alimentaires hors domicile. On prend ainsi toute la mesure du mouvement de désacralisation du repas comme moment social fort auquel les populations européennes souscrivent d’autant mieux qu’il porte des valeurs individualistes, qu’il satisfait l’autonomie face aux lois de la vie communautaire.
 

Mais il y a plus encore, avec la diffusion du prêt-à-consommer des grands cuisiniers qui cèdent des droits de propriété intellectuelle culinaire à des groupes agroalimentaires : les plats de haute couture gastronomique, passés au 19e siècle, des hôtels particuliers de l’aristocratie aux restaurants étoilés de la bourgeoisie sont en passe de gagner la plus modeste des tables grâce à la surgélation. L’industrie se réapproprie les valeurs élitistes de la gastronomie du Grand Siècle par un marketing astucieux mêlant les valeurs de la distinction (logos et photos appropriés sur les emballages) et celles de la diététique.
 

Car aucune innovation culinaire en Europe ne passe sans l’aval du corps médical. Constamment sollicités par des publications grand public sur les bienfaits et méfaits de tel produit, les médecins offrent une caution indispensable à la consommation de masse de ces produits neufs. Si l’on veut pister les valeurs des modes alimentaires européennes, il faut exploiter deux registres qui se rejoignent dans l’idéal d’un plaisir gratuit et absolu :

  • la recherche d’une bonne santé qui est le corollaire d’une crainte archaïque permanente que les anthropologues (Fischler, 1990) ont nommé " néophobie ". La valeur de la santé s’accroît au fur et à mesure que les crises sanitaires comme celle de l’ESB détériorent l’idée de sécurité alimentaire à laquelle tout consommateur de pays riche souscrit. Ce nouvel hygiénisme fabrique des mythes comme celui du french paradox qui soutient fortement la vogue actuelle de la cuisine méditerranéenne.
  • l’exotisme qui se nourrit d’une recherche de la nouveauté (" néophilie "), d’un goût pour la différence à condition que le consommateur identifie, sur le menu ou dans l’assiette, les qualités de ce qu’il mange. La vogue de viandes " exotiques " comme le bison ou l’autruche en Europe, la mise en mots de nouveaux plats comme les " soupes de fraises au persil " et autres " crumbles d’agneau " ne disent pas autre chose.


Présente sur le marché de la cuisine aussi bien domestique qu’hors domicile, l’industrie agroalimentaire accroît depuis deux siècles, innovation après innovation, le brassage du fond européen : par la mise à disposition à tout moment de l’année de plats saisonniers (la choucroute d’hiver qui devient une choucroute de poissons dans une station balnéaire au mois d’août), mais aussi par la marchandisation des valeurs des cuisines princières, bourgeoises ou paysannes. Les grandes signatures gastronomiques tout comme les grandes valeurs sûres d’un produit bourgeois labellisé par le temps (le thé Mariage, le café Maxim’s, le biscuit nantais) sont diffusées avec autant d’efficacité que les valeurs du terroir, incorporées progressivement par le biais des boissons ou des marques fleurant bon l’appellation d’origine. C’est ainsi que la pizza est devenue le plat le plus consommé en Europe et en France (L’Expansion, juillet-août 2002) où l’on en fabrique, depuis l’an 2000, trois milliards par an : car la pizza porte, sur son frêle support, toutes les vertus de la Méditerranée, la fraîcheur et le goût, assortis de fantaisies individuelles qu’y ajoute chaque consommateur.

Ainsi, la révolution de palais européenne est-elle moins profonde qu’on ne l’imagine, l’industrie capitalisant les saveurs et les plats, les noms de la gastronomie et les qualités des terroirs par les labels, appellations d’origine et garanties de qualité. Mais avec l’industrie agroalimentaire, les Européens deviennent ethnivores et cherchent l’exotisme autant dans l’origine régionale des plats, estampillés " anglais ", " suédois " ou " grec " que dans des goûts plus complexes qui mêlent plus de saveurs. Les forces de brassage ont accru leur rayon d’action à l’échelle mondiale et offrent, pour le quotidien des villes, aussi bien des sushis japonais que des tortillas mexicaines.
 

Conclusion

Le système alimentaire mondial est une construction sociogéographique qui brasse une quantité considérable de produits et de cuisines, de manières de tables fixées par des cultures largement ouvertes. Sa géographie montre le rôle déterminant joué par des acteurs aux ressources culturelles hétérogènes qui se transmettent de manière continue des façons de boire et de manger, des produits et des plats, des goûts et des saveurs, le capital de saveurs étant réinvesti par une industrie agroalimentaire en quête de nouveaux marchés. Le succès de l’acteur industriel tient sans doute au fait qu’il pratique des formes d’homogénéisation qui sont dans sa nature mais en consentant à exploiter aussi des symboles identitaires puisés dans les saveurs et les terroirs. Une forme d’alliance subtile entre forces de brassage verticales et horizontales.

Aujourd’hui, on peut dire que l’expansion des cultures culinaires est dans une phase active :

  • en Amérique du Nord, en Europe (pour une grande part), mais aussi en Asie enrichie et dans le Pacifique : les savoir-faire culinaires locaux régressent devant l’industrialisation de la production. La France a abandonné sans regret les vieux gestes techniques de sa cuisine des sauces devenue invendable.
  • l’Amérique du Sud sort affaiblie du métissage espagnol, s’est faite envahir par des habitudes de consommation venues du Nord.
  • L’Afrique noire qui s’est urbanisée arrange maintenant à la mode locale les surplus alimentaires mondiaux dont elle est dépendante.
  • La Chine retrouve son rayonnement après s’être débarrassée de ses réfectoires populaires mais elle se fait attaquer par la restauration industrielle américaine.


On peut conclure en parlant d’un jeu à trois :

  • un centre asiatique, rayonnant autour de la Chine, de plus en plus présente, aussi bien dans la restauration populaire, rapide que dans la gastronomie. C’est une alternative à la cuisine industrielle car, précisément, elle ne s’industrialise que très peu
  • un centre en Europe du Sud qui offre une résistance par le modèle français et ses épigones, même si la cuisines décorative du XVIIIe siècle sont pratiquement abandonnées (sauces antidiététiques, cuissons raccourcies, service à l’assiette, passage d’une architecture de maçonnerie à de la sculpture asiatisée – Calder !)
  • un centre américain, industrialisé et organisé en filières avec plusieurs obstacles à franchir : énorme monde rural en Asie, forteresse domestique dans l’Islam, obligations religieuses dans le monde indien. La nutrition scientifique remplace des pratiques collectives par des recommandations souvent inapplicables (légumes à consommer, produits frais chers, etc.), largement médiatisées (régimes qui ont montré leur limites).


Gilles FUMEY
Université Paris-IV Sorbonne
15/11/2004
mise en ligne DL - dletouzey-at -ac-caen.fr
http://aphgcaen.free.fr