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Enseigner l'Histoire, la Géographie, l'ECJS
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La Grande Guerre : Armées, Combats, Sociétés
(France, Allemagne, Royaume-Uni)

Conférence d'Antoine Prost,
Mercredi 21 janvier 2004 -   Université de Caen

Dans Les sociétés en guerre (1911-1946), l’ouvrage coordonné par Bruno Cabanes et Edouard Husson,
Antoine Prost a rédigé " Brutalisation des sociétés et brutalisation des combattants " (Armand Colin, 2003)
Il est également l’auteur de " Limites de la brutalisation : Tuer sur le front occidental, 1914-1918 " dans la revue Vingtième siècle, n° 81.
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La première guerre mondiale a suscité une importante littérature :
1110 titres parus de 1983 à 1998, et près de 50 000 titres publiés jusqu’au début des années 1960.
Penser la guerre, un ouvrage sur l’historiographie de la guerre de 1914-1918, écrit en collaboration avec Jay Winter paraîtra en février 2004 (Points Histoire)

Dans l’Entre deux guerres, la problématique principale prolonge l’art 231 du traité de Versailles : qui est responsable du déclenchement du conflit ? Cela favorise une histoire diplomatique et militaire dans laquelle les historiens sont minoritaires.

Dans un premier temps, les ouvrages les plus nombreux sont publiés par les témoins, surtout les généraux et les hommes politiques : Joffre, Pétain, Mangin, Poincaré, Clemenceau, Tardieu…

Une exception à noter, celle de Pierre Renouvin qui a posé, dès 1925, dans son étude sur Les Origines immédiates de la Guerre (28 Juin - 4 Août 1914) – Paris 1925, l’essentiel des enjeux du conflit. En 1961 , l’Allemand F Fischer a plus confirmé que contredit cette analyse pionnière.

Après 1940, la perspective a changé. De Gaulle parle en 1941 de la " nouvelle Guerre de Trente Ans ". L’écho de Stalingrad, le triomphe de Staline et du communisme incitent à réévaluer la place de la Révolution russe. La question du rapport de la guerre et de la révolution, négligée entre les deux conflits – sauf lors d’une conférence de Daniel Halévy à Oxford en 1929 - devient la question centrale.

Depuis une vingtaine d’années, c’est Auschwitz qui occupe le centre de l’imaginaire collectif. C’est à partir d’Auschwitz que l’on recompose l’histoire du XXeme siècle. Les historiens recherchent des précédents, comme le génocide des Arméniens en 1915 ; ils mettent l’accent sur " l’ensauvagement ". Le XXème, c’est alors le siècle de la barbarie, la première guerre mondiale devient la matrice de cette barbarie.

En 1990, dans son ouvrage " Fallen soldiers ", G. Mosse parle de " brutalisation " ; le concept est repris et développé par Stéphane Audoin-Rouzeau dans la préface qu'il donne à la traduction française de ce livre.

En fait, pour Antoine Prost , la première guerre mondiale est plutôt la dernière guerre du XIXème, elle marque la fin du cycle des nationalismes. C’est ce que souligne Raymond Aron dans " Paix et guerre entre les nations ". La nation se définit par le droit de faire la guerre sans demander l’autorisation à personne. Une vision reprise récemment par GW Bush. Le lien entre nation et guerre est essentiel. Le concept de " guerre civile européenne " qui évacue la dimension nationale interdit absolument de comprendre pourquoi la guerre a eu lieu.

Pour sa thèse sur les Anciens combattants de 1919 à 1939, Antoine Prost a été amené à recueillir de très nombreux témoignages d’hommes qui ont combattu entre 1914 et 1918. Pour lui, il n’y a pas de " combattant européen " (Frédéric Rousseau), mais des expériences différentes d’un pays à l’autre, en fonction des réalités vécues dans chacune de ces sociétés.
 

- Quelles sont les différences entre les trois grandes armées de l’Europe occidentale ?

- Quelles conséquences sur la façon dont la guerre s’est faite ?

- Quels ont été les effets de la guerre sur les sociétés ?
 
 

Les armées

2 armées de conscription (F, All), une armée de métier.

La France de 40 millions a une armée active de 870 000 hommes en 1913. Deux réserves la complètent.
Avant guerre, cette armée est très visible dans le paysage, du fait de la place des casernes, des manœuvres, des défilés. Les 31 000 officiers (à comparer avec les 3 500 professeurs de lycée) marquent la sociabilité de leur entourage.
Pendant la guerre, c’est 8 millions d’hommes qui ont été mobilisés, c’est 3 millions d’anciens combattants.

L’Allemagne a 910 000 soldats dans son armée active, pour une population de 60 millions d’habitants.
La première réserve est plus jeune que la française (28 ans au plus contre 34, ce qui aura son importance lors de la bataille de la Marne).
La hiérarchie sociale coïncide avec la hiérarchie militaire, en Allemagne et en Grande-Bretagne.

En Allemagne, la noblesse a gardé le monopole des épaulettes. La moitié des officiers prussiens est noble : les jeunes gens doués choisissent la carrière militaire, là où les Anglais vont à Oxbridge, puis à la Cité ou dans l’armée des Indes. Les élites françaises choisissent plutôt Sciences Po et le Conseil d’Etat, ou Polytechnique ; une minorité choisit l’armée. Joffre en est un parfait exemple, polytechnicien, officier du Génie, très doué pour la logistique, pour organiser le repli de son armée durant l’été 14, mais sans véritable pensée stratégique : passer à l'offensive sur tout le front avec toutes ses forces n'est pas un "plan" au sens de l'Etat-major allemand.
 

La France républicaine a mis en place une armée plus proche du peuple. Il n’y a que 20% de généraux nobles (l’affaire Dreyfus, le général André avec ses fiches sont passés par là). André Maginot, député de la Meuse, mobilisé à Verdun surprend un de ses électeurs qui pensait que les hommes politiques s’étaient réservés les grades les plus élevés. Il rapporte : "  cela plaît à son goût pour l’égalité et lui fait dire : " c’est beau la république " ".Maginot sera blessé en 1915 et finira la guerre avec le grade de sergent.
Alain, le philosophe, a été canonnier de 2ème classe.
 

La Grande Bretagne compte essentiellement sur la flotte, qui lui a permis de dominer le monde, et dont on espère qu’elle protégera l’île de l’invasion.
L’armée de terre ne comprend que 50 000 hommes, tout juste ce qu’il faut pour tenir 10 kilomètres de front. Cette armée de parade devient une armée de volontaires (armée Kitchener, du nom du ministre de la guerre).

C’est une armée " ascriptive ", fortement marquée par le sens de la hiérarchie sociale, le respect des convenances et la parfaite maîtrise des codes aristocratiques. De 1914 à avril 1916, la Grande Bretagne parvient à recruter une armée de 2,6 millions d’hommes, en faisant seulement appel au volontariat : that ‘s incredible ! Des pères de familles s’engagent pour aller se faire tuer dans la boue des Flandres ou de l’Artois. La vraie question, ce n’est pas " comment ont-ils tenu ? " mais bien " pourquoi sont-ils partis ? "

Il s’agit d’une armée de copains, qui fonctionne sur la solidarité locale, sur la sociabilité de classe. L’engagement se fait souvent en groupe, entre copains (Pal’s battalions) : anciens élèves d’un même collège, membres d’une équipe sportive, ouvriers d’une même usine, habitants d’une même communauté.
En Grande Bretagne, en août 1914, ces soldats sont logés dans des immeubles privés ( il n’y a pas de caserne, mais des " barracks "), ils sont habillés par des patrons, par des mécènes…
 

Des sociétés très différentes dans leur rapport à la chose militaire

En Allemagne, l’Etat-major est un pouvoir à lui seul, il est seulement responsable devant l’empereur (tout comme le chancelier). Durant la guerre, l’EM conteste le pouvoir du ministre de la Guerre, et constitue sa propre bureaucratie, ce qui est un facteur de désorganisation. Ni l’empereur, ni le chancelier n’ont le dernier mot en matière de stratégie. A Guillaume II qui voudrait envoyer davantage d’hommes sur le front russe, Moltke le jeune rétorque qu’il n’en est pas question, qu’il faut suivre le plan Schlieffen et vaincre d’abord la France. En 1917, l’Etat-major obtient la démission du chancelier Bethmann-Hollweg. Ce pouvoir militaire est à mettre en relation avec le pouvoir social des Junkers et des académies militaires.

En Grande Bretagne, l’armée est intouchable (comme la Chambre des Lords ou comme la perruque du Lord Justice). Elle fait partie de la tradition et mérite pour cela le respect. Haig, un général en chef aussi contesté que Nivelle en France, est impossible à limoger. Pourtant, en juillet 1916, lors de l’offensive de la Somme, il a montré son manque total d’imagination : il a fait donner l’artillerie pendant huit jours ; quand il arrête pour lancer l’offensive, les Allemands sont prévenus. L’attaque anglaise débouche sur un massacre horrible. Lloyd George est conscient de ces erreurs et de ces limites ; mais Haig est trop bien en cour et il bénéficie du soutien de la presse…Il reste donc à son poste jusqu’en 1918.

Au R-U, les deux pouvoirs font jeu égal. Néanmoins, le pouvoir civil a l’initiative de la stratégie. Parfois ce n’est pas très heureux : Churchill, secrétaire de l’Amirauté, est à l’origine de l’expédition des Dardanelles (1915), un échec…
Autre exemple, le pouvoir politique ordonne à la Royal Navy de mettre en place de convois escortés par des croiseurs. L’amirauté refuse d’abord. C’est une méthode efficace pour protéger les navires de commerce contre les attaques des sous-marins allemands, mais les marins considèrent cela comme contraire à leur conception de l’honneur et du combat singulier.

En France, on commence comme en Allemagne. Joffre est tout puissant, l’EM dispose de tous les pouvoirs.

Le pouvoir politique accepte sans difficulté de se replier sur Bordeaux quand Joffre le lui demande. Le gouvernement donne très tôt à l'armée, dès la première quinzaine d'août 14, un pouvoir judiciaire d’exception, avec des conseils de guerre spéciaux qui statuent sans instruction préalable, et qui exécutent les sentences dans les 24 heures.

Mais en France, des députés sont mobilisés (A. Maginot, Abel Ferry…). Leur vue d’en bas ne cadre pas avec les analyses et les discours de l’Etat-major. Ces hommes politiques s’aperçoivent que notre artillerie lourde est insuffisante. La France a tout misé sur le canon de 75, relativement léger et facile à déplacer. Logique puisque le seul plan de guerre de nos généraux (le fameux Plan XVII) peut se résumer par : l’offensive à tout prix. Si l’offensive rate, c’est que les exécutants n’ont pas été à la hauteur, qu’ils ont manqué de cran ; alors on limoge, on fusille ! C’est la commission sénatoriale de l’armée qui va imposer à l’Etat-major le renforcement du programme d’artillerie lourde. L’intervention du pouvoir civil dans la guerre met fin à une éclipse de courte durée (août – décembre 1914) où Millerand couvrait les décisions de l’Etat-major . Joffre est écarté à la fin de 1916, puis Nivelle après l’échec de son offensive en 1917.

Le Parlement se donne un moyen de contrôle : les crédits ne sont votés que pour 6 mois ; les commissions parlementaires peuvent faire leur travail.
 

La guerre et l’économie

En France et au Royaume Uni, c’est le pouvoir civil qui organise la main-d’œuvre et supervise la mobilisation de l’économie. En France, un socialiste, Albert Thomas, est ministre de l’Armement , en GB, c’est Llyod George. La gestion des ressources se fait par un consortium dans lequel on trouve déjà Jean Monnet.
Dans ces deux pays, l’empire a joué un rôle décisif. D’où le paradoxe : L’Allemagne a fait la guerre pour avoir un empire colonial et mais pour gagner la guerre, elle aurait sans doute dû disposer d’un empire …

En Allemagne, c’est le pouvoir militaire qui prend en charge la mobilisation économique. Le général Groener met en place une bureaucratie tentaculaire.
Sous la pression de la grande industrie, on construit des usines nouvelles, de très grande taille. Cela permet d’écarter la concurrence, de tricher sur les prix, et d’amasser plus rapidement des profits de guerre énormes.
Un exemple, la production d’obus est très importante, mais elle ne tient pas compte de la quantité d’explosif disponible. Ce système accapare toutes les ressources, désorganise le marché et crée le marché noir.
L’économie allemande s’effondre peu à peu de l’intérieur.

Un constat s’impose donc : des sociétés très différentes où le poids de l’armée n’est pas du tout le même.
 

Quel est le poids de la société dans les armées allemande, anglaise et française ?

·La société allemande ne pèse pas beaucoup sur l’armée allemande. La force de l’armée allemande repose sur le groupe primaire et son encadrement. Le noyau fondamental est constitué de 110 000 sous-officiers (seulement 50 000 en France pour une armée de taille équivalente). Une armée commandée de très près, c’est important pour les travaux de terrassement. Les soldats allemands qui creusent leurs tranchées sont surveillés par des sous-officiers qui sont autant de contremaîtres pointilleux et très présents. (cf. la qualité des tranchées allemandes du Chemin des Dames).

En contrepartie, cette armée a deux grandes faiblesses :
1) Lors des étapes, le groupe primaire n’existe plus, l’encadrement n’est plus le même, il y a risque de débordement.

2) L’écart entre les officiers et la troupe. Les officiers constituent une caste à part. Leur pouvoir ne repose pas sur le contact direct avec les soldats. Il donnent les ordres aux sous-officiers qui commandent les hommes.

Les volontaires bourgeois, des étudiants engagés (du fait d’un nationalisme particulièrement vif en All) posent aussi des problèmes. Pour les soldats allemands, ce sont des êtres bizarres qui choisissent d’aller à la guerre. Quand ils reçoivent des colis, leur comportement est toujours critiqué : soit ils les partagent, au risque d’apparaître paternalistes, soit ils se les gardent, et alors ils font figure d’égoïstes (à comparer avec l’image du patron pour un socialiste : il n’y a pas de bons patrons, seulement des patrons paternalistes et des négriers). Cette armée allemande a connu peu de cas de mutineries (30 à 40 dans toute la guerre), mais elle est capable de se décomposer, ce qui arrive en août 1918 : elle perd 100 000 prisonniers en un mois.

De plus, le commandement est incapable de faire remonter au front les permissionnaires. Ernst Junger, officier des troupes d’assaut, dans une lettre de 1918, félicite un ami lieutenant : " j’imagine ta satisfaction d’avoir rendu tous tes hommes à ta division avec seulement 25 % de manquants ".
 
 

·Le Royaume-Uni est un pays de citadins, mais un pays profondément aristocratique.

Les officiers sortent des public schools (Eton, Rugby, Arrow…) : ce sont des "educated soldiers", "born to rule" (nés pour commander). John Keegan, dans The face of the battle, explique le cas d’un junior officer, un officier de réserve de 42 ans, sollicitor dans le civil, à qui le serveur du mess refuse du whisky : celui-ci est réservé aux officiers de rang supérieur. Dans cette logique, la formation militaire est très réduite.
Le paradoxe, c’est celui de l’obéissance surprenante à ces officiers. Il n’y a pas service militaire, donc pas d’habitude d’obéissance à un gradé.

L’armée combat sur un sol étranger, les permissions ne sont très rares (la Manche à traverser). Les temps libres sont organisés à l'imitation des Publics schools, mais en s'adaptant à la culture populaire britannique : football (et non rugby), compétition de cross-country, music hall, concours de creusement de tranchées…

Le style de commandement mis en place s’adapte à la société anglaise, une société précocement urbaine (75 % en 1914) : on combat juste ce qu’il faut, tout comme les ouvriers à l’usine travaillent juste ce qu’il faut ("work to rule") ; on transfère au front le sens de l’humour.

Les soldats disent " Yes, sir " à leurs officiers. Par contraste, le tutoiement est habituel dans les régiments australiens ou néo-zélandais qui mènent une guerre de pionniers, de cow-boys ; dans ce cas, les officiers demandent à leurs soldats d’arrêter de les appeler par leur prénom quand ils sont passés en revue par un officier britannique !

Le combattant britannique a une très forte confiance en lui : l’Angleterre est le pays le plus puissant, elle ne peut être vaincue à la guerre. Cela lui permet de jouer le jeu (" play the game "), de vivre et laisser vivre (" live and let live ") : on ne s’acharne pas sur la tranchée adverse si elle ne vous attaque pas : "ne pas réveiller un chien qui dort" (vrai aussi pour les Français). Cela garantit des moments tranquilles dans des secteurs calmes du front.

La France : l’armée est plus démocratique.

Après six mois de guerre, une part importante de l’encadrement a dû être renouvelé. Les officiers des tranchées viennent donc du rang, ce sont des civils qui gardent leur manière d’être. Dans ce cadre, le commandement est une négociation permanente.

Dans son étude sur la 5ème division, celle de Mangin ("Between Mutiny and Obedience", Princeton University Press, 1994), Leonard Smith montre que la discipline résulte d’un calcul implicite, d'un principe de proportionnalité : celui du rapport acceptable entre l’effort demandé et le résultat qu’on peut en retirer. Il interprète ainsi une panique du début septembre 1914 : c’est une manière pour les soldats de dire au commandement " trop, c’est trop ". Le message est reçu, car il a été relayé par les officiers de réserve.

Len Smith distingue, dans les récits, le registre officiel (official transcript) et le registre souterrain (hidden transcript). Dans le premier, les rapports d’opérations montrent une armée en ordre de bataille ; en fait, les patrouilles n’ont pas toujours eu lieu… Il y a tout un jeu entre ce qu’on fait réellement et ce qu’on dit qu’on fait. Les soldats français sont des soldats-citoyens et ils le savent. Entre juillet 1916 et avril 1917, il y a dans la division Mangin, 50 condamnations à mort pour désertion ; aucune n’a été suivie d’exécution. Les soldats ont seulement été renvoyés au front. Pourquoi, si le risque était aussi mesuré, n’y a-t-il pas eu plus de désertions ?

Len Smith pense que les mutineries de 1917 ont été gérées comme une grève : l’Etat-major a voulu éviter l’irréparable : surtout ne pas faire tirer des soldats français sur d’autres soldats français. Les mutins, de leur côté, ne se trompent pas : ils demandent que leurs revendications soient transmises au ministre. Ils demandent un changement de stratégie. Il s’agit bien d’un geste politique, au plein sens de ce terme : pas au sens imaginé par quelques généraux, pour qui le mouvement serait le fait de quelques meneurs ; mais au sens de soldats qui sont en même temps des citoyens, des électeurs qui savent mesurer l’écart entre l’effort demandé et le résultat.

Pétain, dont la nomination n’arrête pas immédiatement l’apparition des mutineries, a cependant compris le message : il rétablit et réorganise les permissions. La permission n’est pas un divertissement, mais un droit, comme la chasse. En France, les soldats-citoyens consentent à la guerre. Le consentement existe bien, mais il est conditionnel.
 

Culture(s) de guerre et brutalisation

Depuis G. Mosse, la guerre serait un processus de totalisation, de modification en profondeur des sociétés européennes. Cette thèse, reprise et développée par Stéphane Audoin-Rouzeau, qui est passé du pluriel (les cultures) au singulier (la culture de guerre), doit être nuancée fortement.

Elle n’est pas totale. La rupture entre l’avant, le front, et l’arrière, occupe deux chapitres dans la thèse de Stéphane Audoin-Rouzeau (14-18, les combattants des tranchées, 1986). Elle est signalée par tous les témoignages. L’arrière est souvent détesté. Pour les soldats, c’est domaine de la vie facile, de l’absence de risque, des questions stupides. C’est aussi le lieu des amours, des projets. Les soldats attendent surtout une reconnaissance en échange de ce qu’ils font, une reconnaissance qui ne peut pas être au rendez-vous. Comment dire un merci à la hauteur des sacrifices consentis ? Il en résulte une incompréhension durable.

En général, dans les correspondances, la réalité des combats ne transparaît guère. Sauf en 1917, quand la coupe déborde, et encore avec prudence et modération ; mais les soldats pensent alors qu'il faut " qu’à l’arrière, ils apprennent ce qui se passe sur le front ".

Pour Stéphane Audoin-Rouzeau, le fossé serait surmonté par la vigueur du sentiment national : soit, mais sous quelle forme ?

Lors du colloque de Montpellier (1998, publié en 2002), Stéphane Audoin-Rouzeau fait de la culture de guerre un agent de totalisation progressive du conflit. Ce ne serait pas la guerre qui nourrit la culture de guerre, mais la culture de guerre qui déterminerait le déroulement de la guerre. 4 éléments structureraient cette culture de guerre : la violence, la haine, le consentement, l’eschatologie.

Pour Stéphane Audoin-Rouzeau, les anciens combattants auraient aseptisé leur guerre : ils tuent rarement dans leurs témoignages. Pour lui, la pointe extrême de cette violence est ainsi passée sous silence. Cette violence extrême aurait été masquée par la culture pacifiste de l'entre-deux-guerres, et la volonté des témoins de donner une bonne image d'eux-mêmes. Mais c'est elle qui donne son sens à la guerre.

Inversement, Stéphane Audoin-Rouzeau conteste l'importance donnée aux témoignages de fraternisation, qu’il met au compte d’une historiographie complaisante.

Il renverse le rôle attribué à la propagande. La violence ne résulte pas d’un conditionnement, mais bien d’un vaste mouvement de haine de l’Allemand, venu d’en bas. Mouvement qui rend inutile l’usage de la censure, et qui permet un consentement pouvant aller jusqu’à la ferveur.

Dans la revue Genèses, n° 53, décembre 2003,  Nicolas Mariot (Faut-il être motivé pour tuer ? Sur quelques explications aux violences de guerre) analyse de façon approfondie cette présentation.
http://www.iresco.fr/revues/geneses/sommaires.htm#53

Antoine Prost reprend son étude dans l'article de Vingtième siècle ;
Le plus grand nombre de tués résulte de l’artillerie, pas de combats individuels à la baïonnette.

Tuer à la guerre, c’est rare. Et plutôt difficile. Antoine Prost rapporte ainsi le témoignage de Braunstein, un des combattants de la MOI (Main d’œuvre ouvrière immigrée), qui a tué en 1941 à Nantes un officier et un soldat allemands. Il avait la veille croisé un officier allemand dans la rue, mais n'avait pu se résoudre à le tuer de face. Le lendemain, il a tué ses deux allemands, mais en leur tirant dans le dos.
Dans des études faites sur la seconde guerre mondiale, y compris sur les combats du débarquement ou des îles du Pacifique, le colonel Marshall a montré que pas plus de 25 % de ceux qui se battent ont utilisé une arme, alors que 80 % en auraient eu l’occasion.

Dans " An Intimate History Of Killing: Face-To-Face Killing In 20th Century Warfare", Joanna Burke confirme qu’à la guerre on ne tue pas tout le temps.

Le témoignage  de Blaise Cendrars est parfois utilisé. Son "  J’ai tué " est un travail d'écriture qui traduit la précipitation et le halètement de la bataille. Mais Cendrars appartenait à la Légion étrangère, il n’était donc pas un soldat ordinaire.

Ernst Jünger est un tueur et fier de l’être. Mais même lui est accessible à la pitié.
Dans Orage d’acier, paru en 1919-20, il explique comment il a épargné un officier anglais. Il vante la bravoure, il sacralise l’homme qui se bat. Pour lui, il n’y a pas de place pour le pardon et la miséricorde. Pourtant, dans une attaque, il s'est trouvé en face d'une forme en uniforme beige, avec ses décorations, et il l'a mise en joue. Mais son adversaire montre une photo, celle d’une nombreuse famille installée sur une terrasse. L’autre, celui qu’on peut et doit tuer, devient alors un même. Son doigt s’arrête sur la gâchette. Il dit son grand bonheur d’avoir passé son chemin.
Cinq ans plus tard, il revient sur cet épisode, mais ne dit plus qu'il y a souvent repensé et qu'il s'est félicité d'avoir épargné cet officier britannique.

Antoine Prost a aussi interrogé, en 1978, Maurice Genevoix.
Dans un premier récit, Maurice Genevoix dit avoir tué 2 ou 3 ennemis.
En 1930, il censure cette réalité.
En 1947, il ajoute une note pour expliquer la censure, puis le rétablissement de ce fait.
En 1977, Antoine Prost l'interviewe pour la télévision. Il raconte la mort de son copain Porchon. Mais quand Antoine Prost lui demande de raconter comment il a tué des Allemands, Maurice Genevoix s'écrie : " j’espère bien que je ne les ai pas tués " et manifeste une émotion intense. Le poids de la culpabilité reste très lourd.

Devant la culture de guerre reprise de l’œuvre de G. Mosse, Antoine Prost semble très dubitatif. Il y a pour lui plusieurs cultures de guerre : celle de l'arrière et celle du front sont différentes, et celle de 1914 de celle de 1917). Le passage du pluriel au singulier lui semble très simplificateur. De même, il faut tenir compte des cultures nationales, ce qui le rend prudent sur la brutalisation. Pour lui, la guerre n’a pas transformé les hommes en brutes.

Bien sûr, l’Allemagne de Weimar a connu, après la défaite et le renversement du Kaiser, le passage de la violence militaire à la violence politique. Les troupes d’assaut ont été transformées en corps francs. Plus de 500 meurtres ont eu lieu, tous amnistiés avant l’arrivée au pouvoir d’Hitler.

Mais cette brutalisation est sans doute à mettre en relation avec la culture politique allemande : l’expérience de la mort de masse a été ici intégrée dans une culture bien antérieure à la guerre.

De fait, en Allemagne, pour beaucoup de théoriciens, la force prime le droit. Le darwinisme social est très répandu : le monde appartient au plus fort, la guerre est un examen de passage auquel les nations ne peuvent se soustraire : seules les nations guerrières ont le droit de vivre. Voir par exemple le succès de Von Bernhardi en 1912
http://www.h-net.org/~german/gtext/kaiserreich/index.html

Ajoutons que cette culture politique s’applique après 1918 à un pays vaincu, à un peuple assoiffé de revanche.
Pour certains de ses dirigeants, en inversant Clausewitz, la politique, c’est la guerre continuée par d’autres moyens.
 

Pour Antoine Prost, cette thèse ne fonctionne pas en Grande Bretagne (patrie de l’Habeas Corpus), ni en France, le pays où en 1791, la nation, c’est la base du régime (La Nation, la Loi, le Roi).

Après 1871, la France a bien connu une volonté de revanche. Mais, au temps de la Belle époque, c’est plutôt un patriotisme défensif qui se développe. Voir l'article de J. et M. Ozouf repris dans le volume édité par Antoine Prost récemment (Guerres, paix et sociétés, Les éditions de l'atelier). Il n’est plus question de revanche, on espère obtenir réparation par la voie de la négociation.

Après 1918, chez les anciens combattants étudiés par Antoine Prost, c’est plutôt une culture pacifiste qui s’est développée, et Norman Ingram a bien montré le développement, à partir de 1929, d'un pacifisme radical.
Norman Ingram - The Politics of Dissent: Pacifism in France, 1919-1939. (Oxford: Clarendon Press, 1991)
"I was intrigued by the complete dearth of studies on French pacifism"
http://artsandscience.concordia.ca/history/Norman_Ingram.html

Le pacifisme des Britanniques a été étudié, de son côté, par Martin Ceadel :

Sans oublier que France et Grande Bretagne sont deux pays qui sortent vainqueurs de la guerre.

Au total, la thèse de la brutalisation nous dit plus de choses sur la société d’aujourd’hui que sur celle de 1914-1918. Elle témoigne des interrogations sur notre société, celle qui a permis Auschwitz, Pol Pot, l’ex-Yougoslavie, le goulag.

En fait, la question à poser, ce serait : s’il y a eu cultures de guerre entre 1911 et 1946, comment en sommes-nous sortis ? (c’est une approche beaucoup plus optimiste : quelles seraient les raisons d’espérer pour aujourd’hui ?). Cela permettrait d’étudier les limites de la brutalisation, de repérer quels antidotes ont été efficaces.

Pour Antoine Prost, l’histoire n’est pas un exercice de compassion,
mais une démarche intellectuelle fondée sur la volonté de comprendre ce qui s’est réellement passé.
 

Questions :

1 Quelles ont été les relations entre soldats et officiers dans les troupes coloniales ?

Du côté anglais, les bataillons venant des dominions sont encadrés par leurs propres officiers.
Les indiens sont encadrés par les officiers de l’armée des Indes.
Du côté français, la question majeure est celle de l’adaptation au climat.
La discipline paraît plus dure, mais il n’y a pas eu plus d’exécutions que pour les soldats français. Le rôle du chef de corps semble avoir été décisif.

2 – Les instituteurs à l’armée

Beaucoup ont fini comme chef de section, mais ils n’ont pas toujours laissé un bon souvenir : ils ont pu être assez autoritaires.
La guerre a donné un coup d’accélérateur à la féminisation de la profession.
Elle a conduit beaucoup d’instituteurs au désenchantement du patriotisme. Pendant la guerre, les instituteurs ont la certitude de se battre pour le droit.

Après 1918, ils s'interrogent sur leur patriotisme défensiste et se convertissent au pacifisme. Mais Antoine Prost souligne l’application de la laïcité et de la neutralité à cette option politique : les instituteurs savent faire la distinction entre ce qu’ils croient et ce qu’ils enseignent aux élèves, entre un choix personnel et une pratique de la classe.

Le rôle de l’histoire dans la formation du patriotisme est débattu, par exemple en 1927. Mais les programmes n’ont pas bougé, même avec Jean Zay en 1937.

3 – Le front germano-russe et la brutalisation

Chez les Allemands, avant 1914, l’idée se développe que la guerre est inévitable entre Germains et Slaves. Le darwinisme social et une vision ethniquement déterminée de la politique internationale le conduit à penser cet affrontement comme une logique inéluctable de l’histoire. Ce qui les conduit à amplifier la menace, et à surévaluer par exemple la solidarité entre "Slaves du sud" et Russes.

La déshumanisation de l’adversaire est un élément de cette brutalisation, surtout quand les différences culturelles sont importantes ou exagérées.
L’appui sur l’exécution de l’ordre donné allège la responsabilité individuelle.
Lire L’armée de Hitler, d’Omer Bartov

4 – L’antisémitisme dans l’armée allemande ?

Il existe un antisémitisme diffus. L’Etat-Major donne l’ordre de recenser tous les Juifs dans l’armée allemande.

Les résultats de l’enquête infirment les soupçons selon lesquels ils auraient été planqués. Ils ont été diffusés aux commandants de corps. Mais le fait même d'avoir lancé cette enquête atteste un antisémitisme latent. L'affaire Dreyfus aurait été impossible en Allemagne, car un officier juif ne serait jamais arrivé à une position de responsabilité dans l'Etat-major.

Eléments de bibliographie et de webographie

Douglas Haig, Héros ou boucher ?
le débat dans l'historiographie, et son prolongement en classe en Grande-Bretagne

1914-1945, Cartes en ligne : http://www.atlas-historique.net/1914-1945/index.html

DL avec l’aide de Denis Madelain, de Marion Onraed, de Jacques Soria – 01/2004